samedi 6 septembre 2014

Le bruit et la fureur


Qu'est-ce que c'est bizarre d'atterrir en France, venant d'Ukraine ! Le bruit et la fureur d'un côté, l'anesthésie complète de l'autre. Mais là-bas comme ici, des explications péremptoires, violentes, toutes faites.


Je suis évidemment catastrophée par la défaite de l'armée ukrainienne. Qu'il y ait, depuis vendredi, un cessez-le-feu va sans doute beaucoup soulager la lâcheté occidentale. On va pouvoir continuer la politique de l'autruche et de l'inertie et reprendre le commerce avec la Russie, vendre, notamment, les Mistral français.


Qu'importent les conditions de ce cessez-le-feu, qu'importe si tous les principes du droit international ont été, continuellement, bafoués et si on laisse, en toute bonne conscience, un pays qui aspirait à l'Europe, à plus de démocratie et de liberté, se faire dépecer par l'Etat fasciste voisin. L'Anschluss autrichien, c'est complètement oublié.



On laisse maintenant à Poutine le rôle de faiseur de paix, on le laisse déclarer qu'il agit pour des motifs humanitaires et au nom du principe sacré du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Le grand art de la communication, l'inversion complète du réel! On sait pourtant bien qu'il n'a qu'un objectif: entretenir un chaos permanent en Ukraine de manière à la vassaliser et à l'empêcher de devenir un Etat démocratique. 

Il m'apparaît, ainsi, particulièrement blessant que l'on continue de parler, à l'Ouest, de "forces séparatistes" et que l'on évoque, au conditionnel, une "possible" intervention russe. Je préciserai simplement que, jusqu'à ces derniers mois, il n'y avait aucun mouvement séparatiste en Ukraine. Quant aux centaines de chars et missiles des "séparatistes",  ils ont évidemment été achetés à l'épicerie du coin. Et puis, je ne parle même pas de la terreur exercée par les "séparatistes" dans le Donbass. Ce ne sont pas seulement des voyous et des bandits, ce sont surtout des tueurs...


Ca prouve, du moins, l'efficacité de la propagande russe. On est assommés par ça quand on se rend là-bas. C'est terrifiant, ça perpétue la tradition des mensonges énormes de l'Union Soviétique mais ça marche et pas seulement en Russie. Ce qui me sidère, c'est que cette grossière propagande trouve de larges échos à l'Ouest. En France même, contrairement à ce que l'on dit, on n'est pas du tout anti-russes. Se déclarer pro-ukrainien et pro-européen est, de toute manière, très mal vu. On me soupçonne moi-même d'être fasciste, on me parle de la "junte" de Kiev. Je n'ai qu'une seule réponse: l'extrême droite n'a rassemblé que moins de 3 % des voix à l'occasion des dernières élections présidentielles ukrainiennes. Ces querelles illustrent, pour moi, les étranges affinités, en France, de la droite et de la gauche extrêmes au nom d'un anti-américanisme viscéral.


Je suis donc, aujourd'hui, très pessimiste pour l'Ukraine. D'abord parce qu'il est évident qu'elle ne recevra aucun soutien international (les fameuses sanctions que l'on évoque tant, en ce moment, sont insignifiantes et font d'ailleurs bien rigoler les Russes); ensuite parce qu'il y aura une inévitable lassitude de la population ukrainienne; l'effondrement économique, l'angoisse de la guerre la conduiront, probablement, à préférer, dans un avenir proche, la sécurité de la dictature russe. 


Je suis tellement dégoûtée que, de l'Ukraine comme de la Russie, je vais maintenant essayer de faire mon deuil. Y remettre les pieds aujourd'hui, ça m'apparaît trop douloureux, presque impossible. J'ai l'impression qu'on m'a volé tout mon passé.


Sinon, j'ai passé de très bonnes vacances en Ukraine... mais c'était hyper bizarre. De prime abord, tout était comme avant: tout fonctionnait, on pouvait même se rendre à Donetsk sans difficultés. Aucun problème, non plus, de logement, d'approvisionnement, d'essence, d'eau, d'électricité, de transport. La guerre était, en fait, localement très circonscrite.

Mais c'était quand même devenu un pays coupé du monde: pendant tout mon voyage, j'ai réussi à ne rencontrer aucun touriste occidental, anglais, français, allemand, italien. Je ne sais pas si c'est encore possible aujourd'hui, même en Irak ou en Afghanistan.

De plus, avec mon salaire d'occidentale et l'effondrement de la Gryvna (80% en 3 mois), tout était presque gratuit. C'est horrible, l'Ukraine est devenue l'un des pays les moins chers au Monde: 10 centimes un ticket de tram, 30 centimes une grande bière, moins de 1 euro l'entrée dans un musée, 5 euros un repas dans un grand restaurant,  3 ou 4 euros une grande course en taxi. Mais évidemment, un salaire mensuel ukrainien, c'est maintenant 150-200 euros. J'avoue que ça me fiche un cafard affreux.


Je suis déprimée. D'une manière générale, on n'arrive pas, en Ukraine, à croire qu'on est en guerre. C'est le déni complet ! Partout, j'ai entendu ça: "jamais on n'aurait pensé que les Russes nous agresseraient!" On est sidérés; c'est la stupeur, la prostration...


Alors, on est complètement schizos, on fait comme si tout ça n'existait pas, on fait comme si tout était normal, comme si des centaines de soldats ne se faisaient pas massacrer par les Russes à quelques centaines de kilomètres de là.


Etrange, gênant ! Je me suis dit que tout était foutu! 

Une chose m'a, ainsi, impressionnée. Je croyais qu'en temps de guerre, tout le monde se terrait dans son trou.

Mais non! C'est peut-être vrai dans les petites villes où tout est mort, sinistre.

Mais dans les grandes villes, en revanche, il y a une ambiance folle, démente. Les cafés, les restaurants sont pleins à craquer. Les rues débordent de monde, on se soûle, on danse, on fait la fête très tard dans la nuit, on chante, on flirte, on baise. Difficile de dormir tellement il y a de bruit. C'est l'Apocalypse joyeuse, c'est l'hystérie collective complète !


Je reviens comme ça complètement estourbie. Tout m'apparaît maintenant très calme dans les villes françaises. 

Mais je suis très triste. C'est sûr que personne ne va défendre l'Ukraine! Ni les Européens et les Américains, bien sûr, pour qui l'Ukraine, c'est trop lointain, trop brumeux. Ni non plus, hélas, les Ukrainiens, eux-mêmes. On a autorisé à parler, impunément, les armes russes et il est vrai que leur puissance de feu est trop forte.


Photographies de Carmilla le Golem prises toutes, chez moi, à Lviv. A signaler: j'ai presque tout fait avec un grand angle (évidemment un Sigma) que je me suis acheté juste avant de partir. C'est une focale que je n'aimais pas trop et que je n'utilisais quasiment jamais mais, finalement, je ne regrette pas mon achat. Mes photos pourront apparaître décalées par rapport à la gravité des événements en Ukraine mais le reportage ou le commentaire politique ne sont pas l'objet de mon blog.

Je souligne, en outre, que, pour répondre à la demande et l'insistance générales, j'ai inséré des photos où apparaît votre chère vampire.A vous de deviner où je suis... De toute manière, ça ne vous permettra pas de me reconnaître dans la rue.

Si l'on s'intéresse à la question ukrainienne, je renvoie enfin à deux livres majeurs, déjà évoqués: "Terres de sang"  et "Le prince rouge" de Timothy Snyder.

5 commentaires:

nuages a dit…

Ce que certains analystes imaginent à présent, c'est qu'un "Etat" autoproclamé va s'installer durablement dans le Donbass. Il sera peut-être reconnu par la Russie, qui a quelques pseudo-Etats dans son orbite : la Transnistrie, l'Abkhazie et l'Ossétie du sud.

L'histoire récente a malheureusement montré que ces Etats auto-proclamés sont souvent là pour durer, et demeurent comme des abcès de fixation, délibérément utilisés par la grande puissance russe comme outil de pression.

Sinon, autour de moi, je ne connais pas grand-monde qui approuve les positions de Poutine ; au contraire, on le voit comme un expansionniste prêt à tout pour annexer des portions de territoires des Etats voisins.

Et enfin, c'est parce que je n'ai pas de compagnon ou de compagne de voyage pour le moment, et que je n'aime guère voyager seul, que je ne vais pas faire un tour par là. Tous les livres de voyage que j'ai lus, et qui parlent de cette partie de l'Europe (comme ceux de Paolo Rumiz, Andrzej Stasiuk, ...) m'en donnent l'envie.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages !

Je serais tentée de vous donner raison mais tout est tellement imprévisible.

Mes craintes portent maintenant sur la situation intérieure de l'Ukraine. La défaite militaire va rejaillir sur Porochenko et ça va faire le jeu des "durs". Qu'est-ce qui va sortir des élections d'octobre ?

En plus, les "séparatistes" sont en position de force et vont sûrement être tentés d'accroître leur avantage. Ce sera facile: l'armée ukrainienne s'est effondrée.

Sinon, quant à vos projets de voyages, s'il est des pays où vous ne risquez pas de vous sentir seul, c'est bien l'Ukraine et la Pologne. Il est très facile de nouer contact. C'est vrai toutefois qu'il y a l'obstacle majeur de la langue et ça, je ne sais pas en mesurer l'importance.

La Pologne est sans doute le pays le plus facile mais le niveau des prix n'est plus ce qu'il était même si ça demeure sensiblement moins onéreux que la France ou la Belgique.

Carmilla

Anonyme a dit…

pouvez-vous me renseigner ? y-a-t-il ou y avait-il une ligne de chemin de fer entre Odessa et Kiev ,Odessa et Moscou?si vous ne savez pas,tant pis pour moi! (c'est pour une recherche que je mène)vous semblez pessimiste mais comment ne pas l'être au milieu de la fureur actuelle ..;
Merci. Lola

Carmilla Le Golem a dit…

Bonjour Lola,

Il y a bien sûr une ligne de chemin de fer entre Kiev et Odessa. Je le sais pour l'avoir évidemment prise.

Depuis Moscou, on peut aussi gagner Odessa mais c'est via Kiev.

Le train demeure un moyen de transport privilégié dans l'ancienne Union Soviétique.

On peut aller à peu près partout. C'est assez confortable mais c'est très, très lent. En général, on consacre une nuit à un voyage de 5 à 600 kilomètres comme celui de Kiev à Odessa.

A noter: l'achat d'un billet de train réclame souvent une attente longue et fastidieuse au guichet.

Carmilla

Anonyme a dit…

merci Carmilla ; Odessa-Kiev ,on va voir ! Lola