samedi 19 janvier 2019

Noir et Blanc


















On est généralement convaincus que la liberté politique, de pensée et de mœurs n'a jamais été aussi grande.

C'est toujours relatif. Simplement en matière de mœurs par exemple, éditerait-on aujourd'hui les écrivains libertins du 18 ème siècle pas seulement Sade mais ses innombrables conteurs et nouvellistes et aussi Crébillon, de Nerciat, Boyer d'Argens, Fougeret de Monbron, etc...?

Ou bien en matière politique, qui oserait se réclamer aujourd'hui des penseurs du 19 ème siècle: les utopistes (Charles Fourier), les anarchistes (Bakounine, Proudhon) ou les nihilistes (principalement des Russes et notamment Dostoïevsky et Sophie Kovalevskaïa) ? Qui se souvient des "comitadjis" bulgares et macédoniens, pourtant inventeurs du terrorisme moderne ?

 La force de subversion de ces textes et de ces mouvements révolutionnaires était incomparablement plus grande que ce que nous connaissons aujourd'hui. La littérature contemporaine tourne en rond; elle ne sait plus que décrire le "malaise dans la civilisation"; quant au niveau de la pensée politique, il est aujourd'hui consternant, enfermé dans la dénonciation victimaire des méfaits du capitalisme ou de la mondialisation.

Pourtant, il y a une véritable force émancipatrice de nos sociétés mais celle-ci est refusée, déniée. On est incapables de penser la modernité. La puissance subversive du capitalisme a pourtant été reconnue par Marx et célébrée par Gilles Deleuze.


J'ai souvent l'impression que notre liberté moderne, affichée, revendiquée, n'est que l'expression d'un nouveau moralisme.

On n'exprime pas ses convictions ou ses fantaisies, mais on prend sans cesse position. On se déclare pour ou contre;  on ne fait que répondre, en réalité, aux injonctions sociales et médiatiques. De quel côté de la barrière te situes-tu ? Du côté du Bien ou du côté du Mal ?



On découpe, comme ça, toute la société en deux: le peuple et les élites, les pauvres et les riches, les provinciaux et les bobos, les ploucs et les intellos, les scientifiques et les littéraires, les déclinistes et les progressistes, les écolos et les pollueurs, les altermondialistes et les suppôts du grand capital.

Et ça va même au-delà: on oppose aussi les hommes et les femmes, les vegans et les mangeurs de viande, les fumeurs et les non fumeurs, les mangeurs de 5 fruits et légumes bios par jour et les bouffeurs de Big Mac, les culs de plomb et les sportifs, les déconnectés et les geeks. 

C'est une étrange grille de compréhension de la société, ultra simplificatrice. C'est le triomphe de la pensée binaire, des oppositions frontales. C'est la pensée noir et blanc.



Du reste, on ne cherche à comprendre rien du tout.  Il s'agit simplement d'imposer son point de vue, d'affirmer qu'on a raison et de culpabiliser l'autre.

Chacune de ces oppositions comporte une condamnation morale implicite. On cherche à instaurer un gouvernement des "purs", on a de plus en plus l'esprit cathare. L'ascèse, la mortification, voilà ce qui nous séduit. On se croit athées, libres penseurs, mais on conserve, en fait, l'aspect le plus détestable des religions: leurs rites obsessionnels. 

On n'arrête pas de promouvoir l'ensemble de tous ces "petits gestes" censés prolonger notre vie (même si elle devient misérable, vidée de tout plaisir) ou sauver la planète (au prix d'un contrôle généralisé des conduites déviantes). C'est la "tyrannie de la pénitence" dans l'attente d'une Apocalypse. On renoue avec l'esprit millénariste, jugeant chacun selon ses œuvres et condamnant les "impénitents de la race humaine".


Mais régenter le monde en exacerbant les oppositions n'est pas sans risque. C'est le syndrome d'Hubris qui déchaîne emportements, conflits et violences.

Les sociétés qui prônent la morale et la vertu, les sociétés qui pensent en noir et blanc, sont, en fait, des sociétés explosives vite emportées par les mécanismes terrifiants du bouc-émissaire.

 Gravures de Félix VALLOTTON (1865-1925)

Au cinéma, je recommande "Doubles vies" d'Olivier ASSAYAS. On aura évidemment vite fait de parler d'un film de bobos pour des bobos mais c'est beaucoup plus subtil que ça.

Enfin, si vous vous intéressez au nihilisme russe, je vous conseille: "Une nihiliste" de Sophie Kovalevskaïa".

5 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour madame Carmilla.
Merci pour ce beau texte solide fort et sans compromis.

C'est la "tyrannie de la pénitence" dans l'attente d'une Apocalypse. On renoue avec l'esprit millénariste, jugeant chacun selon ses œuvres et condamnant les "impénitents de la race humaine".

J'ai savouré cette phrase.

Si on masque nos avancées technologiques, au niveau idéologiques nous pataugeons encore dans la fin du XIXe siècle.
Moderne certes, mais toujours avec un esprit reptilien.
Nous attendons notre Apocalypse comme une délivrance.
N'est-ce pas là un appel au suicide ?
Faudra-t-il passer de la tyrannie de la pénitence à la tyrannie de l'agonie ?
Il me semble que l'animal humain mérite mieux que cela, que nous ne pouvons pas nous soustraire à nos responsabilités, que nous pouvons croire à un avenir digne de notre nature profonde, que rien n'est encore joué.
Ce qui ne va pas sans me rappeler ma lecture présente. Le Déluge (1916-1931) Un nouvel ordre mondial par Adam Tooze. Au cours de cette période trouble, les esprits tordus étaient légions. Elles pataugeaient entre la diplomatie et le financement sur des notes discordantes d'amitié, assis sur une montagne de cadavres.
Est-ce que nous voulons revenir à cela, nourrit de nos pensées binaires, de notre foi aveugle en nos technologies, imbus de nous-mêmes ; que nous entretenons dans des pensées religieuses insidieuses ? Nous avons un mal fou de nous défaire de nos vieilles manières de penser, et tout ce que nous pouvons faire c'est d'accuser les autres.
Nous ne sommes pas plus capables d'analyser la situation présente que ne l'étaient les diplomates en 1913.
Je ne suis pas surpris de votre suggestion de lecture, Sophie Kovalevskaïa était un être exceptionnel.
Peut-être que cela nous manque, des mathématiciens avec des âmes de poètes.
Que savons-nous reconnaître des êtres exceptionnels que nous croisons dans notre plus parfaite insouciance et dans une cruelle indifférence?
Bonne fin de journée
D'un impénitent chronique
Richard St-Laurent

Michael a dit…

J'apprécie votre "vitrine" sur les gravures de Vallotton que j'aime et admire tout particulièrement comme graveur, mais aussi comme peintre (méconnu, ignoré).
Quant aux opinions des uns et des autres, vous voyez juste: la plupart du temps, "ça" régurgite, et cela dans le simple but d'en imposer, généralement avec une connaissance toute superficielle, terriblement lacunaire, voire inexistante du sujet. Bavasseries fastidieuses...

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je ne comprends pas en effet cette angoisse de fin du monde qui sévit dans nos sociétés. Ça va de pair avec un moralisme accru sous couvert de préoccupations écologistes. En réalité, on nous demande de faire pénitence avant une supposée grande catastrophe. On continue en cela d'être religieux sous sa forme la plus détestable: les rites, les obsessions.

Le livre de Sophie Kovalevskaïa, si vous arrivez à le trouver (il est sorti chez Phébus en 2004)est effectivement intéressant. Il traduit bien l'atmosphère politique de la Russie au début du 20 ème siècle. Mais ça n'était pas qu'en Russie. Il y avait dans toute l'Europe d'innombrables nihilistes-anarchistes exaltés. C'est fini aujourd'hui: on n'a plus que des populistes-nationalistes qui pratiquent une violence plus inquiétante.

Pour aborder un autre versant du problème, je vous conseille également un autre livre: "Capitalisme - Histoire d'une Révolution permanente" de Joyce APPLEBY. Ça a été édité en 2016 chez PIRANHA.

Bon dimanche (à Paris, il fait désespérément doux et humide).

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Michael,

Effectivement Vallotton est relativement méconnu et ignoré. C'est injuste et incompréhensible parce que chacune de ses œuvres, sous une apparente simplicité, est troublante. On y sent à chaque fois l'insistance du désir.

Par ailleurs, on se complaît en effet dans les jugements péremptoires. Mais ça devient dangereux, porteur d'affrontements. La démocratie, on ne connaît plus.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bon dimanche à vous aussi Carmilla

Ici, nous vivons sous une grosse bordée de neige, ce que certain appelle une tempête, -15 degrés sous une neige forte. Lorsque le vent se lèvera se sera le blizzard parce que cette neige est fine à cause du froid, alors on n'y verra rien. C'est vraiment enchanteur, je ne me lasse pas d'admirer.

L'esprit en fête

Richard St-Laurent