samedi 20 juin 2020

"Loin de moi"



De la période de confinement, j'ai l'impression de n'avoir rien retiré de positif.

Rien qu'un sentiment de glaciation et l'empreinte d'un effroi : celle que l'on éprouve face au triomphe du totalitarisme, de la pensée et des conduites. Celui de tous les puritains qui en appellent à la pénitence et considèrent que face à Mère-Nature, le problème, le virus, c'est l'homme. Peu de gens s'avisent qu'on a déjà entendu ça, certes sous une forme plus ciblée, au cours de décennies pas si lointaines du 20 ème siècle.


Certes, il y a eu plein de beaux esprits pour considérer que cette pause était une opportunité pour faire le point sur soi-même, pour méditer, pour découvrir son moi profond et authentique, pour trouver son épanouissement personnel.


Foutaises !  On n'en peut plus de toutes ces introspections narcissiques qui inondent la littérature et les échanges intimes; on n'en peut plus de toute cette sentimentalité dégoulinante et obscène. Il faut bien le dire : cette intention affichée de mieux se connaître n'est que l'expression déguisée du désir d'être vu et du narcissisme.


Et puis qu'est-ce que ça veut dire cette confrontation de soi avec soi-même, cette vision masturbatoire, solipsiste, de la vie ? J'ai aimé les récents propos de Bernard-Henri Lévy qui a d'abord rappelé le propos sans fard de Pascal : "Le Moi est haïssable". Et il a enfoncé le clou avec pertinence en soulignant que l'Enfer, ce n'était pas les autres mais le Moi. Cet enfermement dans sa petite cage égocentrique dont on fait tant la promotion aujourd'hui avec les thérapies du bonheur et de l'harmonie, du "feel good".


Ce goût pour l'introspection, c'est devenu une manie occidentale. C'est en fait un "passe-temps" de pays libre et pacifié. Ça contraste fortement avec les temps de guerre durant lesquels les "pathologies mentales" trouvaient, paraît-il, une résolution spontanée. Ou bien, dans les camps, où les suicides étaient rarissimes. Ou alors, dans les pays-dictatures, comme on me l'a raconté à propos des "temps soviétiques". L'intérêt pour la psychologie, la psychanalyse, l'exploration du moi, y était alors très peu développé. Comme si la pression politique favorisait une certaine robustesse mentale. Comme si le monopole de la peur et de la terreur par l’État faisait que d'autres domaines lui échappaient. Comme si les "hommes nouveaux" soviétiques étaient confrontés à "trop de réel", à leur simple survie matérielle, pour avoir le loisir annexe d'être troublé par ses propres fantasmes.

Mais aujourd'hui, partout dans le monde, on psychologise à outrance. Et on ne craint pas d'employer les catégories et les classifications les plus grossières et les plus caricaturales, d'assommer les autres sous un diagnostic péremptoire. C'est d'ailleurs efficace parce qu'un "patient", un interlocuteur, est suffisamment troublé pour admettre généralement le diagnostic énoncé et s'y conformer.  

L'illusion la plus pernicieuse, c'est en fait de croire que, sous le vernis social, on aurait une identité personnelle, unique, authentique et intangible. Que chacun de nous serait quelqu'un de formidable, incomparable, ou bien, au contraire, une crapule irrécupérable.


La réalité est plus prosaïque, moins valorisante. Il n'y a pas grand chose d'authentique et d'original en nous. De personnalité véritable, on n'en a guère. En réalité, on n'est faits, comme le précisait Montaigne, que de pièces rapportées et on passe plutôt son temps à copier.  Même nos désirs les plus forts, ils n'ont rien de spontané et d'inexplicable. On a toujours besoin, en réalité, d'un "médiateur" parce qu'on ne désire, en fait, que ce que nous désigne "un autre" prestigieux. On ne désire donc que ce que désire un "intermédiaire", un autre, et il n'y a aucune autonomie personnelle là-dedans.


On dit souvent ainsi : "Qui se ressemble s'assemble". C'est sans doute complétement faux en réalité. L'intimité amoureuse, affective, ne se fonde pas sur les affinités éprouvées. L'un des deux partenaires est subjugué par l'autre qui se fait alors un plaisir de le manipuler. Une relation de domination, éventuellement réversible, telle est la vérité de l'amour. Donc : qui se ressemble ne s'assemble pas


C'est pareil pour notre soi-disant identité. Rien d'authentique non plus, on est tous complétement aliénés. Notre "moi" se construit "par étayage" avec l'appui d'un tuteur parental ou assimilé. On lui emprunte des images, des émotions, des attitudes, suivant une mécanique et une machinerie souvent compliquées. On n'est qu'un agrégat aléatoire de qualités et d'états auxquels on s'est raccrochés. On est donc toujours tributaires d'un autre, on vit toujours en état de dépendance. Au total, notre personnalité n'est qu'une création des autres, c'est le propre de la condition humaine.


En fait, on n'a aucune identité autonome, on n'a qu'une identité d'emprunt. C'est pour ça que l'introspection, la recherche d'une connaissance de soi-même, ça m'apparaît une démarche vaine et sans intérêt. On peut même dire que les questions traditionnelles, "Qui suis-je ?" ou "Qu'est-ce que je fais là ?" "Où vais-je ?", soit la tarte à la crème d'une philosophie pour débutants, constituent de puissants freins dans l'accomplissement d'une vie. Elles sont en effet inhibantes et empêchent la personnalité d'évoluer. Parce qu'heureusement, même si on est aliénés, on change, on bouge, tout au long de notre vie. On n'est pas des idiots une fois pour toutes. Plutôt que de se contempler narcissiquement, il vaut peut-être mieux s'adonner à une relative insouciance, inconscience. A trop s'examiner, on n'avance en rien dans la connaissance de soi-même. Finalement, moins on se connaît, mieux on se porte.

Images de W. Heath Robinson (1872-1944); Leon Wyczolkowski (1852-1936); John Galliano; Josef Czapski (1896-1993); Sada Yacco (1871-1946); Yoshistoshi (1839-1892); Arnold Genthe ((1869-1942).

Le titre de ce post est emprunté à un petit livre de Clément Rosset dont je conseille vivement la lecture. Quant à certains de mes développements, dont on excusera je l'espère la cuistrerie, ils ne sont pas non plus originaux et sont largement inspirés de René Girard et de la pensée psychanalytique (Jacques Lacan bien sûr). 

9 commentaires:

julie a dit…

"On n'en peut plus de toutes ces introspections narcissiques qui inondent la littérature et les échanges intimes; on n'en peut plus de toute cette sentimentalité dégoulinante et obscène. Il faut bien le dire : cette intention affichée de mieux se connaître n'est que l'expression déguisée du désir d'être vu et du narcissisme."
Vous avez tout dit, Carmilla... merci !

julie a dit…

"qui se ressemble ne s'assemble pas"
Exactement, tels les aimants :)
A plus tard Carmillia, agréable samedi pour vous.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Oui, j'ai l'impression qu'on n'a jamais autant parlé de soi mais que cette exhibition accrue cache aussi une profonde indifférence aux autres.

Il me semble également, mais je me trompe peut-être, que l'amour ne surgit pas entre deux êtres semblables mais plutôt entre deux personnes complétement différentes. Aimer, ce serait rechercher ce que l'on n'est pas et que l'on n'a pas. Une manière de s'ouvrir à autre chose, un autre monde.

Bien à vous,

Carmilla

Anonyme a dit…

Bravo,
je partage la plupart de vos propos, sauf ceux relatifs à vos inspirations parce que je ne les ai pas lues (à l'exception de rosset qui m'apparaît pourtant être un imposteur).
Après quelques jours d'hallucination, je n'ai pas bien vécu cette assignation à résidence; pas tant pour mon soi-même que pour l'adhésion généralisée à l'état d'urgence que ce rhume a immédiatement révélée. Je me suis senti seul au monde et paradoxalement puissant devant la soumission. Tout le monde s'est ressemblé et assemblé derrière une conjecture improbable faite de chiffres morbides, délibérément effrayants, assortis d'expertises de néphrologues à la télé qui connaissent les virus aussi bien que moi l'Ukraine. Cette période a été révélatrice d'un effondrement du bon sens et, surtout, d'un affaissement moral et culturel sans précédents.
Tout ce que j'ai écrit depuis dix ans s'est concrétisé en moins de 15 jours et ça fout les boules.
Le care, l'hygiénisme, le réglementarisme, la pseudo liberté, le "prends soin de toi", l'amour baratin, les masques, les victimaires, les pauvres cons, les affaissés, lèvent définitivement ici une envie de dégueuler. Mais lèvent aussi un rappel aux valeurs.
Autant dire que chaque coup de mou fut l'occasion de foutre le camp bien au-delà d'un km, pour garder à l'esprit et au corps une vitalité qui, je dois bien l'admettre, a un peu perdu de sa verticalité.
Mais ça va mieux!
:-)
Bien à vous.
Alban

julie a dit…

"tels les aimants" du même pôle se repoussent. Pffff, je vais trop vite.
Encore merci, Carmillia... vous écrivez très bien.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Alban,

Comme vous, je comprends mal ceux qui ont apprécié le confinement. Quel sombre plaisir pouvaient-ils y trouver ? Ça a été vraiment pour moi la négation de la vie et de la démocratie même si j'admets aussi qu'il n'y avait guère d'autre solution. Et il y a maintenant toutes ces voix qui s'élèvent, tous ceux qui me font peur, qui prétendent gérer le monde d'après, le bouleverser, qui veulent nous faire expier nos fautes.

Au total, ça a vraiment été et ça demeure une période déprimante pour moi. Le plus dur, c'est la difficulté à établir des projets aujourd'hui. Ma plus grande frustration personnelle, mais j'admets que c'est un problème de privilégiée, c'est que je ne sais plus si je peux encore voyager, ni où ni quand.

Je n'ai pas beaucoup lu Clément Rosset mais je ne crois vraiment pas qu'il soit un imposteur. C'est un vrai professionnel de la philosophie à la différence d'un Michel Onfray par exemple. Il a en outre le mérite de la clarté, de la simplicité et de l'originalité. Il a toujours refusé, en outre, une implication politique de sa pensée.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

L'image des aimants qui s'attirent, se repoussent, est juste en effet.

Je ne pense pas bien écrire. Je sais que c'est trop conventionnel, que je manque de légèreté. C'est parce que le français est pour moi une langue apprise et peut-être pas assez vécue.

Bien à vous,

Carmilla

Olympe a dit…

Bonjour Carmilla,
Merci pour votre post. Je crois que cela fait dix ans que je vous lis, j'en profite pour vous écrire comme pour fêter cela.
Je partage votre opinion, nous ne pouvons savoir qui nous sommes car tout est en perpétuel mouvement. Cependant, je fais une psychanalyse depuis plusieurs années. Il me semble que nous portons des bagages familiaux qu' il faut à tout prix jeter au feu. Et pour moi c'est plus facile en nommant ces bagages. L'analyse me semble aussi être un outil de compréhension du monde et des autres justement. Son but n'est nullement de se "perfectionner". À côté , j'étudie la Torah avec sa méthode d'interprétation. C'est un 'jeu' intellectuel de constante polémique et de déploiement de tous les sens des mots. Par ailleurs je me disais aussi en vous lisant, car je sais que vous partagez cela, j'ai toujours été attirée par les mondes proche orientaux. Et je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas d'où ça vient. Peut-être du hasard. Bonne journée ! Olympe

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Olympe,

Il est toujours émouvant pour moi de découvrir mes lecteurs.

Mais je suis également confuse. 10 ans, c'est vraiment beaucoup et j'ai eu le temps d'écrire beaucoup d'âneries et de bêtises durant cette période. Il ne faut pas y attacher trop d'importance.

Dans mon dernier post, je m'en prenais surtout, bien sûr, aux thérapies du bien-être qui prétendent nous aider à découvrir notre identité profonde. Mais je suis bien d'accord avec vous. Il y a bien une logique de nos comportements qui se révèle dans ce qui se répète en nous. C'est à retracer cette logique que nous aide la psychanalyse. Elle nous aide en effet à dépasser ce qui nous détermine. Je n'ai jamais éprouvé le besoin d'entamer une psychanalyse mais ma référence à Freud est constante.

Je m'intéresse également au monde juif. Il subsiste encore, en effet, de nombreuses traces de ce monde écroulé en Europe Centrale, surtout en Galicie. Et puis, il y a tous les grands intellectuels, artistes et écrivains, de l'ancienne Autriche-Hongrie. Je trouve que la culture juive est complétement méconnue en Europe de l'Ouest.

La fascination pour l'Orient ? Pour moi, ça a été un peu le hasard. Je dirai que l'Orient, ce sont d'abord des paysages, austères et immenses. C'est un raffinement culturel (les jardins, les miniatures). C'est une prédominance du spirituel sur le matériel. Et c'est enfin la civilité, l'accueil.

Bien à vous,

Carmilla