samedi 11 juillet 2020

Le meurtre du père


Nos parents, on s'interroge souvent sur ce qu'on a hérité d'eux.

Ce n'est  pas tellement un problème de biologie, de gènes héréditaires. C'est surtout la question d'une attitude générale devant la vie, de nos aptitudes sociales et affectives, de la manière dont on se positionne en société. Sans s'en rendre compte, on s'attache, en effet, à vivre ou bien comme eux ou bien contre eux. C'est comme ça que se construit notre identité mais peut-être pas notre autonomie : à répéter un modèle, soit en le prolongeant, soit en le renversant, on s'enferme dans une logique mortifère.


C'est peut-être terrible à dire mais le fait que mes parents soient morts jeunes a sans doute été libérateur pour moi. Je n'ai plus eu à me mesurer à eux, à guetter leur approbation ou leur désaveu. On le sait bien en effet, beaucoup de "jeunes" renoncent à la réussite sociale, et s'évertuent même à échouer, de peur de "dépasser", supplanter, leurs parents. Il y a là un tabou jamais formulé : réussir, c'est peut-être mettre à mort ses parents. Ça expliquerait l'espèce de culpabilité éprouvée par les personnes issues de milieux modestes quand elles ont progressé dans la hiérarchie sociale.


Mon regret pour ma part, c'est que mes parents n'aient jamais su ce que je suis devenue, comment je m'en suis tirée dans la société. Parce qu'il faut bien dire que ma sœur et moi, on les inquiétait beaucoup tellement on était dingues.


Mais mon père était lui-même un personnage singulier, quasi insaisissable. Sans doute, ce que l'on appelle un "intello", avec toutes les qualités et défauts du style. Continuellement replié dans son bureau pour y lire la presse et des tonnes de bouquin traitant de tous les sujets. Les dimanches passés à se reposer à la campagne, ce n'était vraiment pas son truc, rien ne valait un livre. C'est peu dire qu'il était détaché du réel, il vivait simplement dans son propre monde, entièrement abstrait. Ce n'est pas non plus qu'il s'était enfermé dans la solitude, il était même brillant en société, mais tout, dans ses attitudes, apparaissait formel et construit, sans jamais laisser transparaître la moindre émotion réelle. Littéralement indéchiffrable.


Pourtant, il avait un métier hyper-relationnel puisqu'il était médecin, gynécologue-obstétricien. Et je suis convaincue qu'il était attentif et compatissant avec ses patientes. Et puis l'hôpital, ce n'est pas ce qu'on imagine habituellement. Ce n'est pas un lieu de compassion généralisée. Au sein des services, les relations sont souvent violentes et conflictuelles, sans doute parce qu'on y est en prise directe avec la brutalité de la vie. Pour survivre dans cette ambiance, il faut avoir les nerfs vraiment solides.


Pourquoi devient-on médecin d'ailleurs ? Sans doute pas seulement par altruisme et compassion. Il y a aussi le pouvoir et la séduction qui s'y attache. Et puis quel sentiment trouble peut-on retirer de la confrontation quotidienne avec la souffrance et l'angoisse humaine ?


C'est peut-être son apparente impassibilité, son attitude imperturbable quoi qu'il advienne, qui "sauvait" mon père. Mais à la maison, avec nous, c'était pareil. Impossible de se confier, d'avoir avec lui une conversation vraiment personnelle. Pourtant, il était très tolérant et je ne l'ai jamais vu se mettre en colère. Il ne me réprimandait pas pour mes bêtises mais il ne me félicitait pas non plus pour mes succès.


Après sa mort, je me suis longtemps interrogée sur ses passions, ses blessures intimes. Je n'ai quasiment rien découvert, juste quelques "accrocs" quand il était étudiant, mais après, je ne pense pas qu'il ait eu une "double vie". De toute manière, je ne veux pas non plus le savoir.


Mais c'est précisément le caractère parfaitement "lisse" de son existence qui interroge. Comment est-il possible d'atteindre cet état ? Est-ce que ça n'est pas le symptôme d'une grande souffrance intérieure ? Je m'interroge d'autant plus que je pense être beaucoup comme mon père : en apparence d'une humeur toujours égale mais, intérieurement, bouillonnante.



La réponse à cette question, c'est peut-être sa mort. Jeune, il a été frappé d'un cancer du poumon. Mais il l'a soigneusement caché, ne nous en a rien dit et ne s'est pas fait soigner. Il s'est simplement laissé mourir, comme s'il avait cherché à  ce que sa mort soulève le moins d'émotion possible.


Tableaux de Kasimir Malevitch (1879-1935). Je ne sais pas si mon père aimait Malevitch mais le formalisme et l'abstraction d'une grande partie de son œuvre correspondent bien à son caractère.J'ai complété avec 2 représentants de la nouvelle photographie russe : Aleksey Myakishev et Serguei Maximichine. Mon père, comme moi, n'aimait que les ambiances mélancoliques.

7 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

L’univers secret de la neige !

Il y a un secret dans la neige, un secret que je n'ai jamais percé, enrobé de silence comme d'une protection qui protège sa plénitude. Le mystère perdure et il y a longtemps que j'ai renoncé à l'élucider. Ces photos de ce deux russes m'enchantent. Aleksey Myakishev et Serguei Maximichine, que je ne connaissais pas, me semble très proche de celui que je suis. Ces photos sentent le froid, l'arrêt sur image, la beauté du dénuement, profondément vivantes comme cet humain accroché à la rampe de ce pont qui enjambe cette petite rivière, qui ressemble à ma rivière de Stoke, même dimension, même largeur, cours lent et sinueux propice aux rêves et à la mélancolie si on se laisse aller. Ces genres de petites rivières vous installe une certaine paix dans votre être. À gauche de cette photo, je remarque des bosquets d'aulnes qu'on retrouve sur ce genre de cours d'eau souvent bordé de marécage où l'on retrouve perdrix et lièvres à foison. Cette image est très évocatrice pour moi où j'ai passé des hivers à courir les lièvres et les perdrix. Rien que du bon temps dans le froid et la fatigue saine comme une fuite en avant où l'on se dispense de regarder par en arrière dans l'oublie d'un monde qui n'était pas fait pour moi. Par lentes progressions difficiles entre les fardoches et dans la neige épaisse, je me vidais l'esprit. Il y a des immenses marécages de ce genre dans les environs de la rivière de Stoke. Cette photo me ramène dans le passé, dans ces moments sublimes, où je me sentais très vivant, où je m'amusais à me perdre et à me retrouver.

Encore une fois, vous posez une question existentielle fondamentale :

«  Et puis quel sentiment trouble peut-on retirer de la confrontation quotidienne avec la souffrance et l'angoisse humaine ? »

Je viens de traverser un océan de souffrances. Aujourd'hui, je me sens mieux, beaucoup mieux, et vous savez quoi ? Il y a eu une certaine satisfaction à traverser cette souffrance. Elle permet de rebâtir un autre monde, de réfléchir, de repenser à ce que vous êtes, sans oublier que ce vous avez traversé, ce n'est peut-être absolument rien par rapport à ce qui viendra, où il faudra être plus fort encore.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Entre l'angoisse et la souffrance, reste, le restant du monde, comme cet humain accompagné de son chien et qui se rend peut-être à la rivière pour y puiser de l'eau. Quoi qu'on en dise, il y a encore des gens qui n'ont pas encore l'eau courante sur cette terre, ça devient un problème majeur. J'aime rencontrer ce genre de personnage. J'aimerais parler sa langue. J'aimerais qu'il me raconte sa vie. J'aimerais le regarder droit dans les yeux. J'aimerais qu'il me raconte ses souffrances, ces déceptions, ses joies, ses angoisses. J'aime ces genres de rencontres, ce qui m'est arrivé souvent dans mon existence. Il me semble que le lieu s'y prêterait bien. Visiblement nous sommes au lendemain d'une tempête, il y a de la neige collée sur les murs et les toitures, le ciel est gris, il y a encore des nuages noirs à basse altitude. Il y a un arbre sur la colline qui ressemble étrangement à nos érables lors de nos hivers québécois. Il est magnifique. Nous pourrions peut-être tirer une touche sur le bord de la rivière. Cet endroit se prête bien pour les confidences.

Plus je regarde ces photos, plus je les trouve inspirantes, surtout par cette canicule que nous traversons présentement au Québec.

Puis, il y a cette photo des trois soleils à la fin de votre texte. Vraiment un photo magnifique, beaucoup d'espace sur la terre comme au ciel, des pas dans la neige. Il faut le coup d’œil pour prendre ce genre de photos surtout en noir et blanc. Il faut être présent autant physiquement que mentalement, car ces moments sont très éphémères. Là, dans ce moment, plus de souffrance, plus d'angoisse, juste de la beauté dans un soupir de la vie. De quoi oublier ses proches et surtout de s'absoudre de son quotidien. Pourquoi n'arrivons-nous pas à faire de nos quotidiens de ses moments uniques comme les trois soleils ? Pourquoi, ne pas s'émerveiller ? Pourquoi ne pas vibrer comme une corde tendue au maximum ?

C'est étrange, parce que j'aime lorsque vous parlez de votre famille et particulièrement de votre père. Quoi que vous en dites, c'est très inspirant. Calme apparent et sous la surface ça bouille. Je suis moins calme et plus volcanique. Le reste du temps, je regarde les arbres, je me livre à mes exercices, j'admire mes bernaches qui viennent me visiter, les poussins croissent bien. Ils ont leurs livrés d'adulte. Ils sont sur le point d'entrer à l'école d'aviation pour apprendre à voler.

Certes, rien ne vaut la vie !

Merci pour votre texte et vos photos.


Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Les artistes Maximichine et Myakshev ont en fait une petite renommée internationale. Malheureusement, les images Internet ne permettent que très mal d'apprécier la qualité de leurs oeuvres. J'avoue que ce qui me manque les plus en France, c'est la neige. La vraie neige et le vrai froid, porteurs d'une autre beauté.

Sinon, les gouffres de la peur, de l'angoisse et de la souffrance humaines sont effectivement insondables. Et on n'a sûrement pas idée des abîmes qui nous attendent. Le pire est à venir ! Il vaut donc mieux apprécier d'abord le simple fait d'exister aujourd'hui. C'est le simple goût de l'instant.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla.

Les enfants aiment et veulent être reconnus par leurs parents, autant par la mère que par le père. C'est tout à fait naturelle. C'est l'une des parts incontournable de l'amour parental. Ils ont autant besoin d'être félicité que grondé. Cela fait parti de l'éducation. Je me demande ce qu'en a dit Freud à ce sujet ? Cette fois-ci, ce n'est pas une moquerie de ma part. C'est très sérieux. Votre père ne vous félicitait pas, pas plus qu'il ne vous grondait et vous sentez que vous avez d'une certaine manière été en reste. Vous n'êtes pas la seule. J'en suis. Chez nous les reproches pleuvaient, même ceux injustifiés ; et les félicitations n'existaient pas. Dans la vie de tous les jours, les encouragements comme les félicitations revêtent une importance capitale, pour tous les humains et surtout pour les enfants. Un sourire accompagné d'une petite tape amicale sur l'épaule, des fois cela change tout, entre l'échec et la réussite. Et puis, cela permet d'entrer dans la tête de l'autre et les questions que vous vous posez sur votre père sont très pertinentes. Qui était-il ? Pourquoi vivait-il ainsi ? Pourquoi, ce côté secret des choses ? C'est à la fois intriguant et désolant.

J'en réfère à ma lecture de la semaine dernière d'une femme écrivaine québécoise brillante et à son dernier ouvrage qui s'intitule : Pas même le bruit d'un fleuve. J'aime Hélène Dorion. J'aime ces poèmes comme ces romans et dans : Pas même le bruit d'un fleuve, elle mélange l'histoire d'une famille tordue, où la mère, se mure dans un silence lourd. Sa fille unique tente de s'en rapprocher, mais elle n'arrive pas à expliquer la froideur de sa mère. Le tout est admirablement mélangé avec un des plus gros naufrage au Canada : L'Empress Of Ireland, qui a eu lieu à la hauteur de Rimouski, heurté par le charbonnier norvégien Storstad le 29 mai 1914. Si vous avez la chance de mettre la main sur ce petit roman bien fignolé, je vous le recommande, c'est publié chez Alto. Il y a des naufrages maritimes, et des naufrages humains.

Autre lecture intéressante : L'Âge Global, l'Europe, de 1950 à nos jours, par Ian Kershaw. Si vous ne l'avez pas lu, je vous le recommande, où il est question de l'évolution historique de l'Europe après la Deuxième Guerre mondiale et surtout de la naissance et de l'évolution lente et tordue de l'UE. Un bon ouvrage historique.

J'aime vos textes lorsqu'ils suscitent nombre de réflexions. Je m'y retrouve pour me retrouver devant ma vie !
Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Freud, à vrai dire, ne prétendait pas lui-même dispenser des leçons de pédagogie. Avec les enfants, de quelque façon qu'on s'y prenne, de toute manière on s'y prend mal, écrivait-il. Nul éducateur ne peut prétendre avoir prise sur les produits de l'inconscient.

Les parents peuvent-il être jugés coupables de l'éducation qu'ils ont dispensée ? C'est compliqué car une personnalité se construit dans un jeu inextricable de désirs et d'interdits, de frustrations et de satisfactions, de soumission et d'opposition.

On peut penser que les parents doivent s'efforcer de donner à leurs enfants le sentiment qu'ils sont aimés. Mais attention à ne pas favoriser la toute puissance infantile. Il faut aussi savoir poser des interdits où pourra s'accrocher le désir.

J'ai pris bonne note d'Hélène Dorion. S'agissant de Kershaw, je l'ai parcouru en librairie. Le début, où il parle de l'URSS et de l'Europe Centrale au lendemain de la guerre, m'a intéressée. Après, j'ai eu l'impression que c'était beaucoup plus classique avec peu d'analyses nouvelles. Mais je me trompe peut-être, ma vision est trop rapide et superficielle.

Bien à vous,

Carmilla

Alban Plessys a dit…

Bonjour Carmilla,

J’ai apprécié votre billet mais n’ai pas compris le choix du titre. En quoi s’agit-il d’un meurtre si votre père, comme vous l’affirmez, s’est laissé partir ? Cette question est intime et je comprendrais que vous n’y répondiez pas.

Les parents sont un mystère et c’est parfait ainsi. Il est pour moi insupportable d’avoir à connaître des éléments de leurs vies privées, personnelles ou en couple, les raisons pour lesquelles ils ont pu faire preuve de lâcheté ou de bravoure, par exemple. Passer un certain âge, il faut leur foutre la paix et les laisser tranquille. Il n’y a rien de plus précieux que ce chemin de tranquillité dans le monde agité qui est le nôtre. On saisit cette évidence avec force lorsque l’on est soit même parent et que, passé le fantasme du père omniprésent et rassurant, les enfants, en rébellion ou pas, opèrent un travail de déconstruction pour pouvoir eux-mêmes s’enfuir. Ca peut être douloureux mais c’est un mal nécessaire pour les accompagner dans la liberté de partir, qui les conduira à nous foutre la paix une fois qu’ils auront eux-mêmes compris qu’ils sont faillibles. La liberté est une toute-puissance qui doit mener à cette découverte, à la tranquillité, ou alors elle ne sert à rien. Moi-même, je réponds aux questions de mes enfants, particulièrement à celles de ma fille. Je fais de mon mieux, en essayant de rester factuel et sans émotions, tout en étant fermement ancré à la nécessité du silence sur certains de mes ressentis ou éléments de ma vie. Ils m’importent qu’ils comprennent qu’ils réussiront (aussi) à travers tout ce que j’ai foiré avec eux ou avec les autres.

D’un certain point de vue, je me sens assez proche de votre père en tant qu’homme. Je cultive une absence d’extravagance et une fermeté qui me préservent le plus souvent (pas toujours) du bruit des autres. Et si ça bout à l’intérieur, c’est mon affaire. Silence et écriture dans le réel.

Bien à vous.

Alban

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Alban,

Mon titre est sans doute, en effet, trop accrocheur. Je voulais simplement exprimer cette idée que pour conquérir son autonomie, parvenir à l'âge adulte, il faut savoir s'affranchir de ses parents, de son père en particulier.

Un affranchissement réciproque d'ailleurs, car je me méfie des familles "modernes", souvent très fusionnelles, dans les quelles on se dit tout. La confusion des générations, j'ai tendance à penser que ça peut être dangereux, pour les enfants bien sûr mais aussi pour les parents.

Le secret a aussi ses vertus et la transparence peut être meurtrière. Savoir se foutre la paix les uns aux autres, comme vous le dites, c'est souvent préférable.

L'intrusion dans la vie des proches est par ailleurs plus ou moins forte selon les cultures. Chez les Slaves, on a ainsi tendance à confier aux autres toute sa vie personnelle. C'est leur chaleur humaine, dit-on, mais ça conduit aussi à vivre dans le drame permanent.

Mais ce que je dis là est peut-être très "vieux jeu". Mais j'avoue être moi-même très réservée.

Bien à vous,

Carmilla