samedi 19 septembre 2020

Du Réel

L'humanité, on le sait, est majoritairement dépressive.

Et elle est dépressive parce qu'elle renâcle à affronter le Réel.

Elle préfère le contourner, ruser magiquement avec lui, vivre dans l'illusion, celle des croyances, des religions, de la pensée théorique ou, plus simplement aujourd'hui, du virtuel.

Une espèce d'état d'apesanteur. L'existence concrète, l'"ici et le maintenant", on ne sait plus très bien ce que c'est. On parvient aujourd'hui à vivre jusqu'à 80 ans sans vivre un seule minute dans le monde. On préfère se complaire dans un faux présent, dans une "doublure" de la vie. Au total, le Réel, ça ne semble plus intéresser grand monde.

 D'ailleurs, le réel, on a tendance à croire que c'est une simple construction de l'esprit, un point de vue, une perspective propres à chacun. Toute une philosophie idéaliste partant de Kant est passée par là.

Pourtant, il n'y a pas que des idées dans la vie. Il y a aussi plein de choses bien concrètes, relevant de la sensation brute, qui sont susceptibles de s'écraser sur vous et de vous foudroyer.

Parce que la caractéristique première du réel, c'est qu'il se rappelle fatalement un jour à vous quelles que soient les manœuvres que vous avez jusqu'alors utilisées pour le prévenir.

Le Réel se venge un jour. Il nous pète littéralement à la gueule alors que nous somnolions bien peinards.  Parce que le Réel, c'est notre finitude propre, c'est le caractère inéluctable de notre vieillissement et de la mort, c'est l'enchaînement implacable, irréversible, des choses.


La maladie, la souffrance, la décrépitude, le néant, c'est bien sûr une perspective insupportable et c'est pour ça qu'on vit dans la dénégation du réel. C'est pour ça qu'on s'invente des mondes parallèles, qu'on préfère construire un double du réel : les religions, leurs Paradis, leurs arrière-mondes, ou bien les pensées anesthésiantes (bouddhisme, yoga, "feel good"), voire même les réseaux sociaux. Quand nous disons que les choses auraient du, ou pourraient, se passer autrement, nous croyons penser quelque chose, mais, en fait, nous ne pensons rien. Nous ne faisons qu'habiller d'un voile le Réel, que le "nimber", le cacher. Nous ne faisons que produire une illusion de vie et de pensée.


La dénégation du Réel, c'est l'attitude dans la quelle s'enferment la plupart d'entre nous. Ce ne sont pas des fous, loin s'en faut, ce sont même des gens archi-normaux,  des gens "sains". Mais guérir ces personnes, leur permettre d'accéder à un peu de lucidité, s'avère plus difficile que guérir des fous.

Devenir lucides, c'est peut-être, en effet, la seule voie permettant de sortir de la dépression généralisée. C'est comprendre qu'il n'y a rien en dehors du Réel, qu'il n'y a pas de miroir, de double ou d'arrière-monde, comprendre que les idées ne peuvent se substituer aux choses, comprendre que l'on ne peut influer sur le cours des faits. Mais il faut aussi bien reconnaître que cette démarche est terrifiante à maints égards. La conscience de la mort et de la finitude, ce n'est pas ça qui va vous remonter le moral. Le Réel a une part tragique.

Mais prendre conscience du Réel, s'éveiller à lui, ce n'est pas seulement affronter l'angoisse et la souffrance. La capacité d'admettre la part tragique du Réel peut aussi permettre d'accéder à la Joie la plus pure. La joie, c'est souvent le résultat d'une dépression, d'une mélancolie, surmontée. Tout est foutu, nous sommes promis au trépas, le Réel est injuste et nous-mêmes nous nous décomposons, nous ne savons pas bien qui nous sommes vraiment. On peut prendre ça très mal et sombrer complétement dans le désespoir ou s'enfoncer dans des "paradis artificiels".

 Mais on peut aussi, à l'inverse, se  réjouir de chaque instant qui passe. L'allégresse et le sentiment tragique de la vie sont en fait indissociables. C'est l'expression du "désir", de "l'appétit de vivre". Ça peut prendre de multiples formes, depuis la simple nourriture, la "bonne bouffe", jusqu'à l'érotisme en passant par les Arts plastiques, la littérature et la musique. "Le meilleur des mondes n'est pas un monde où l'on obtient ce que l'on désire mais un monde où l'on désire quelque chose.

 Atteindre la simple satisfaction d'exister, ça peut sembler une ambition limitée mais celle-ci n'est sûrement pas "déceptive". Je me référerai à ma propre expérience. Le Réel m'a longtemps angoissée, déprimée. J'étais plutôt sombre. Aujourd'hui, je suis beaucoup plus indifférente, détachée. Je ne nourris plus de grandes ambitions, disons même que "je  m'en fous". Mais je me rends compte que s'abandonner ainsi à l'instant présent, à la simple joie de vivre, à ne plus avoir d'objectifs ni de plans, ça peut aussi être une grande force. C'est finalement le meilleur remède contre la dépression.


Tableaux de Pierre BONNARD (1867-1947), à mes yeux l'un des plus grands peintres du 20 ème siècle; celui qui a su le mieux traduire le bonheur et la sensualité de la vie. Mais il faut absolument voir "en vrai" ses tableaux. Les images Internet ne sont qu'une sinistre trahison. 


Ce post est bien sûr librement inspiré du philosophe Clément Rosset (1939-2018) qui a su exprimer, dans un langage simple et percutant, le simple bonheur de l'existence.

Je précise enfin que je vais quand même prendre quelques congés à compter de mardi prochain. Compte tenu de la quasi-impossibilité de quitter la France, je vais retourner sur les lieux de mes débuts professionnels, dans les Alpes. Pas de post, donc, avant une quinzaine de jours.

10 commentaires:

Michael a dit…

Percutant, votre texte, et quel choix éblouissant de toiles de Bonnard! Merci, ça ravigote. Bonnes vacances!

Richard a dit…

« "Le meilleur des mondes n'est pas un monde où l'on obtient ce que l'on désire mais un monde où l'on désire quelque chose. » 

Bonsoir Carmilla !

Félicitation, c'est un texte qui me touche. Oui, pour un monde où l'on désire quelque chose, et cela, même si ce quelque chose n'arrive pas. Se languir peut-être plus grandiose que la satisfaction d'une réalisation. Pour ceux qui sont nés sur des fermes nous apprenons cela très rapidement, le Réel de la vie, de la mort, des coups durs, des désastres, nous étions toujours confrontés au Réel. Peu importe, nous étions réduits à regarder en face le destin. Il m'a fallu du temps pour comprendre que la dépression existait chez beaucoup de mes contemporains. Ce qui me rappelle présentement ce que nous vivons au niveau sanitaire, où nous refusons de voir la réalité telle qu'elle se présente, dans un manque de discipline, résultat, les cas de contaminations augmentent. Nous ne pouvons que nous accuser. Qui d'autres pourraient être responsables ? De cela personne n'en parle. Irrespirable pudeur derrière laquelle nous nous cachons. Personne ne veut distinguer le renouveau qui se dresse derrière cette situation. Si nous apprenions seulement à croire en nous-mêmes, se serait déjà beaucoup. La confiance en soi, cela se construit, et pour écrire ce genre de texte que vous avez écrit aujourd'hui, il faut avoir vécu, douté, et surtout s'interroger. Oui, les choses auraient pu se passer autrement ; qu'est-ce qui serait arrivé à toutes les fois que j'ai rasé les épinettes dans le nord si mon moteur s'était arrêté ? Je m'interroge sur tout mon passé, qui souvent n'avait aucun avenir et ne tenait qu'à un fil. Je n'étais pas meilleur que ceux qui ont terminé leur existence calciné dans un tas de ferraille. Ce fut une partie de mon Réel. Est-ce qu'on peut appeler cela de la chance ? L'important, c'est de vivre à fond, c'est la seule vérité que j'ai trouvé dans cette existence. Après, on peut s'amuser dans le monde des idées. Ce que je ne manque pas de faire au point où j'en suis rendu dans ma vie. J'ignore si je me rendrai à 80 ans, mais ce que je sais, c'est que j'aurai vécu et ce ne fut pas une vie banale. C'est rassurant lorsque vous écrivez : « Mais je me rends compte que s'abandonner ainsi à l'instant présent, à la simple joie de vivre, à ne plus avoir d'objectifs ni de plans, ça peut aussi être une grande force. C'est finalement le meilleur remède contre la dépression. »  Je pense que vous avez raison après des mois où je pouvais sentir chez-vous un esprit de déception. J'aime lorsque vous écrivez ainsi ! C'est rassurant, il y a encore des humains qui pensent. Vous en faites partie. C'est pour cette raison que j'aime vous lire.

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Michael,

Il y a parfois des périodes où ma plume se met à courir très vite et c'est alors que, sans même me corriger, j'obtiens les moins mauvais résultats. Mais n'exagérons rien, j'ai toujours plusieurs sources d'inspiration.

Quant à Bonnard, voir ses toiles authentiques, c'est effectivement un enchantement.

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je ne suis pas étonnée que ce petit texte vous agrée.

Savoir affronter le Réel, même dans sa brutalité et en sachant qu'on ne peut le corriger, c'est effectivement une grande force. S'adonner au simple bonheur de l'existence, à son immédiateté, même dans sa superficialité.

Je ne suis pas du genre à être dépressive. Simplement, le Covid a beaucoup rebattu les cartes pour moi : voyages, relations, sports, cinéma. Le monde s'est quand même bigrement rétréci.

Bien à vous,

Carmilla

Ariane a dit…

Je suis moi aussi bien d'accord avec cet axiome, un monde sans désir ne saurait être possible. Et les difficultés rencontrées pour avoir satisfaction sont l'essence même de la vie.
Je partage aussi cette idée d'anesthésie que seraient ces pratiques telles que le yoga ou autres du genre.
Votre texte me convient parfaitement, et j'ai bien hâte de vous retrouver : les dimanches matin avec Carmilla sont mon yoga à moi.
Profitez bien de ces vacances, et à très vite !
Ariane.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Ariane,

Je me demande, à vrai dire, si on n'assiste pas aujourd'hui à une disparition progressive du désir dans nos belles sociétés informatisées. Un événement considérable dont on ne mesure pas encore la portée.

Le yoga, la méditation, les thérapies du bien -être, à vrai dire je n'y connais rien mais je me sens loin de tout ça. Les seules thérapies dans les quelles je me reconnais, c'est le sport et la psychanalyse freudienne (la réflexion théorique pas la cure).

Merci pour votre fidélité et votre indulgence envers mes élucubrations.

Bien à vous,

Carmilla

Alban Plessys a dit…

Bonjour Carmilla,

bravo pour ce billet qui est très réussi, comme le précédent d'ailleurs.

On y sent bien sûr toute l'empreinte de la pensée du regretté Clément Rosset. Ses pages sur la joie (empirique) et le bonheur (idéaliste) sont vivifiantes.

Le double peut bien sûr surgir du déni du réel, en particulier de la mort, comme vous le dites, avec la mise en mouvement de stratégies absolument délirantes pour tenter d'échapper à l'inéluctable. Il peut être aussi insidieux et provenir d'une structure énergétique (j'utilise ce terme à dessein) effondrée par la peur, la frousse et le manque de courage. Le double est ici à la fois inconscient et collectif, ce qui le rend redoutable.

Nous le constatons chaque jour à mesure que l'on observe la réaction de sociétés paniquées par la maladie et une communication de l'effroi appliquée à un risque absolument relatif. Ici, nous ne pourrons faire humanité comme vous le faites au début, tant les réactions nationales sont divergentes, pour ne pas dire parfois absolument contradictoires. Observer des photographies de la candeur et de la joie de vivre des gens à l'Humlegarden bondé de Stockholm contraste singulièrement avec ce que j'ai pu voir hier en Baie de Somme, où tout le monde s'est écrasé derrière un masque inutile (ici au moins).

Parfaitement d'accord avec vous également sur l'influence des penseurs de l'absolu, de la pureté ou de l'idéal, de Fichte, à Kant ou Hegel, en passant par leurs disciples. La Pensée aurait intérêt, je crois, à renouveler le positivisme, qui me semble être la seule voie intellectuelle permettant de rapprocher le Réel et son Double.

Je vous souhaite de bonnes vacances.

Alban

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Alban,

Il est toujours agréable de recevoir des compliments qui sont surtout pour moi, en fait, des encouragements à persévérer. Parce que des doutes, j'en ai aussi comme tout le monde.

Je le répète également. Je n'ai aucune prétention d'originalité, je "recycle" des éléments de pensée issus de mes lectures.

L'affirmation du réel et du tragique, le refus des doubles, ça repose notamment sur une lecture de Nietzsche par Clément Rosset.

Mais je crois en effet que c'est un thème entièrement d'actualité. On se détourne de plus en plus du Réel et du tragique. On préfère l'anesthésie, la fuite dans les mondes virtuels et artificiels. C'est provisoirement plus confortable jusqu'au retour de bâton.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Pour ce qui est des voyages, assurément limités pour l'instant, je me suis décidé : je vais retourner à Venise, où j'étais allé il y a vingt ans, et y passer deux semaines (dernière quinzaine d'octobre).

Je vais ré-expérimenter le voyage en solitaire, qui ne m'avait pas mal réussi il y a pas mal d'années (Berlin, Vienne, villes néerlandaises). Re-parcourir Venise, en tous sens, dans tous les quartiers.

Lvov / Lviv, ce sera pour plus tard, qui sait ?

Carmilla Le Golem a dit…

Excellente idée Nuages !

J'avais également pensé aller en Italie mais les Parisiens doivent maintenant produire un test Covid pour à peu près tous les pays d'Europe. Compte tenu de la difficulté de la démarche (attente interminable), j'ai renoncé.

Visiter Venise aujourd'hui, sans touristes, c'est sans doute extraordinaire. C'était devenu épouvantable, pire que le métro aux heures de pointe.

Quant à Lvov, Lviv, ça ne m'apparaît envisageable que dans un avenir très lointain.

Bien à vous,

Carmilla