samedi 5 septembre 2020

La violence "cool"


Dans ma boîte, cette semaine comme partout en France, c'était la rentrée. On s'observe, mi-navrés, mi souriants, inquiets surtout de tout ce qui va nous tomber dessus et pour lequel il ne faudra bien sûr compter sur aucune empathie ou solidarité. Dès le premier comité de direction, le lundi après-midi, chacun pète de trouille, essayant d'évaluer ses chances de se maintenir dans les grâces du directeur général au cours des prochains mois.


L'entreprise, c'est vraiment le lieu où on apprend ¨non seulement à maîtriser ses nerfs mais aussi et surtout à faire l'apprentissage de la "schize", du nécessaire dédoublement de la personnalité.Si on veut y survivre, on doit y bannir toute sentimentalité, éviter absolument de mélanger l'affectif et le professionnel.


En France, contrairement à ce qu'on imagine, on est très forts pour ça : les équipes de copains, c'est impossible. Le "cool" dans l'entreprise, c'est un mythe. J'ai vite appris ça, c'est un mode de fonctionnement traumatisant au départ, qui va à l'encontre de beaucoup de dispositions "naturelles" (notamment de mon affectivité slave) mais c'est aussi un sacré apprentissage.


Ça m'a personnellement transformée, chamboulée, comme une épreuve initiatique. Je pourrais maintenant dire que l'entreprise, si on la voit sous un mode optimiste, c'est une espèce de monde kantien dépourvu d'affectivité mais gouverné par les seules règles de la Raison. Ou plutôt, sous un mode pessimiste, que c'est  une impitoyable école du cynisme.


La "distanciation sociale", on la pratique depuis longtemps. Je ne peux pas dire que je me sois fait beaucoup d'amis, sauf rares exceptions, dans ma carrière professionnelle. Avec mes collègues de l'équipe de direction (une quinzaine),  c'est toujours cordial, voire sympathique : on parle brièvement enfants, famille (enfin pas moi), voyages en Corse ou aux Seychelles, mais c'est tout. A peu près personne ne m'a, à vrai dire, jamais invitée chez lui, tout juste quelques restos en groupe, le soir, à l'occasion d'une fête quelconque.


Il est vrai que ma position a toujours été "délicate" Je n'ai jamais été recrutée parce que j'avais postulé sur un poste mais toujours parce que le Directeur Général m'a fait venir et imposée. Ça ne facilite donc pas beaucoup les relations et inutile de dire qu'on se méfie de moi. "L’œil de Moscou", c'est évidemment l'un de mes premiers surnoms.


Je ne peux pas dire que je souffre beaucoup de cette situation. Au moins, je ne suis pas associée aux perpétuels déblatèrements, bavassages et rumeurs qui courent sur l'entreprise et sa direction : tout serait nul, la boîte serait gérée par des incapables et on courrait à la catastrophe. La preuve : on n'arriverait pas à assurer la paie à la fin de l'année. Ce catastrophisme ambiant est, en effet, le mode de fonctionnement de beaucoup de personnes qui y trouvent, à bon compte, un moyen de s'affirmer. Avoir des chefs nuls, ça permet de se sentir exister, d'avoir le sentiment d'être soi-même un "maître".


Je n'ose songer aux "horreurs" colportées sur mon compte mais, pour qu'elles ne prolifèrent pas trop, j'essaie du moins de me "tenir à carreaux", d'être la plus neutre possible. Tous les codes de l'entreprise, je les ai intégrés, de la tenue vestimentaire au langage. J'essaie de voir les choses crûment : dans la vie courante, la plupart des gens ont tendance à croire qu'ils sont universellement aimés. Mais le monde de l'entreprise a, au moins, le mérite de les ramener à cette réalité beaucoup moins aimable : on est aussi largement détestés qu'on est aimés, l'Amour/Haine ça fonctionne à plein.


J'ai quelques atouts. D'abord, les Finances, ça présente un grand avantage : presque personne n'y comprend rien. Il est donc facile "d'embobiner" les autres dans mes constructions. A moi de présenter mes affaires sous des abords chatoyants. J'ai d'ailleurs la réputation d'être une bonne acrobate. On m'embêtera sur des points de détail, un compte isolé (les frais de mission, réception, les salaires des dirigeants, les avantages en nature, la cantine, les crèches) mais jamais sur la stratégie d'ensemble et les équilibres des grandes masses.


Les "instances", il est assez facile de les éblouir, il suffit de flatter leur vanité propre. Les membres du Conseil d'Administration,  c'est une majorité de vieilles badernes, surtout des retraités trop heureux qu'on leur prête encore un peu d'attention. Alors il faut les flatter, leur faire croire à la pertinence de leurs avis. Les politiques, il faut, à chaque fois, leur donner l'occasion de ressasser leurs marottes même si c'est toujours hors de propos. Les personnalités qualifiées, elles n'ont de qualifié que le nom mais il faut faire comme si. Quant aux syndicats, ils sont entièrement prévisibles tant ils sont paresseux. Leurs militants ont choisi le syndicalisme pour avoir une vie peinarde dont la médiocrité est compensée par leur "aura" révolutionnaire. Leur discours, on le connaît d'avance, jamais on ne décollera d'affaires ponctuelles, mais il faut faire semblant de les écouter.


"Tu es horrible, tu es cynique, tu as vendu ton âme au Diable !" allez-vous me dire. C'est vrai que je n'ai pas l'esprit de groupe, d'équipe, de consensus, de convergence des objectifs. Le travail, ce n'est pas l'harmonie, on passe plutôt son temps à se bagarrer, à entretenir des conflits et à dénigrer, dégommer, ses collègues.


Foin d'idéalisme ! La liberté, c'est aussi la lucidité, c'est comprendre le monde dans le quel on vit. Et avoir l'esprit solidaire, ce n'est peut-être pas le fuir mais, plutôt, essayer de s'y adapter le moins mal possible pour faire œuvre utile. L'entreprise, on a beau jeu de la dénoncer : c'est nul sans doute, c'est abrutissant, avilissant. Mais savoir accepter le réel, ou du moins le prendre en compte, c'est aussi une formidable école de la vie.


Tableaux de Mondrian (1872-1944), Jacques Monory (1924-2018), Robert Motherwell (1915-1991), René Magritte (1898-1967), Jean-Michel Folon (1934-2005), Jean-Jacques Sempé (1932), Mariusz Krawczyk.

Curieusement, peu d'écrivains contemporains évoquent le monde du travail et de l'entreprise. Un contraste saisissant avec le 19 ème siècle (Balzac, Zola, Mirbeau). Est-ce à dire que les écrivains sont aujourd'hui oisifs ou que le roman social n'a plus la cote ?

Quelques exceptions toutefois : Eric Reinhardt,  Pierre Lamalatie, Michel Houellebecq. Je mentionnerai aussi le dessinateur André Franquin (1924-1997) et son indépassable Gaston Lagaffe.

Même si enfin ça n'a rien à voir, je ne puis résister au plaisir de retransmettre les explications fournies en Russie par les médias à propos de l'attentat contre Navalny. Il s'agit d'une tentative de déstabilisation. C'est probablement une provocation. Le Novitchok aurait été administré en Allemagne même (à l'instigation de Merkel ?). Ou bien Navalny se le serait administré lui-même (n'oublions pas qu'il est toxicomane). Édifiant non ? Malheureusement, beaucoup de gens, notamment à l'Ouest, croiront à ces fables.

2 commentaires:

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla !
Si je vous ai bien compris, vous ne partez pas le matin avec le cœur léger pour vous rendre au travail. Ce que vous décrivez ressemble à un calvaire et changer de boîte n'arrangerait rien. Pourtant la devise de ce pays, c'est : Liberté, Égalité, Fraternité. D'après ce vous décrivez c'est loin d'être le cas. Je viens de terminer la lecture de : Soit dit en passant, de Woody Allen, qui raconte dans son autobiographie, les plaisirs de se lever et de se rendre au studio pour tourner. Le plaisir d'écrire et de transformer un scénario, de diriger des acteurs, de créer. Le travail c'est comme l'école, pourquoi faudrait-il que cela soit triste et pénible ? Je demeure toujours sensible devant les travailleurs. Il m'est arrivé souvent de poser cette question : HÉ Joe, est-ce que tu es heureux dans ton travail ? Par le fait même, est-ce que tu es heureux dans la vie ? Parce qu'au fond tout se tient. S'il y a un pan de ta vie que tu détestes cela influence le restant de tes heures où tu ne travaille pas. Les meilleures compagnies pour lesquelles j'ai travaillé, c'était où la solidarité et l'amitié était forte. J'ai remarqué la même chose dans le domaine agricole. Lorsque les cultivateurs se rencontraient on se parlaient, on riaient, malgré les problèmes, les prix inférieurs à nos attentes, les mauvaise conditions météorologiques. Si un type voyait un de ses bâtiments partir en fumé, le lendemain matin ou quelques jours plus tard, il voyait 50 types débarquer dans la cour pour reconstruire à neuf. Je n'ai que des bons souvenirs de cette époque. Dans mon esprit, la vie doit faire un tout, je sais, je vais être traité, encore une fois d'idéaliste, et pourquoi pas. Pourquoi, il faudrait être heureux que quelques heures par jour ? Pourquoi faudrait-il être malheureux tout le temps ? Ce sont des questions qui m'ont taraudées pendant toute ma vie et qui occupent encore mon esprit. Ce que vous écrivez aujourd'hui Carmilla, je le sens lorsque j'ouvre un journal français, dans plusieurs textes, je sens cette lourdeur, cette tristesse embarrassante. Vous avez employé un mot, qu'on emploie de moins en moins : insignifiance, pour décrire un état d'esprit désolant de nos sociétés. Sommes-nous en train de nous transformer en insignifiants incurables ? J'ai remarqué que, au cours de cette période d'isolation, ceux qui traversèrent le mieux cette période, se sont des gens qui savaient rire, qui étaient contents avant la pandémie, et qui sont encore capables d'humour. Faut-il toujours rendre une expérience pénible pour en faire une bonne école ? Ne risque-t-on pas de prolonger cette expérience pénible, de la perpétuer dans le temps ? J'ajouterais que nos voisins du sud sont en train de le vivre dans cette mortelle campagne électorale.

J'ai terminé de lire le livre de Woody Allen. Je m'y retrouve parce que nous partageons le même genre d'humour, ce qui m'a aidé à lire un livre très intéressant de Charles-Philippe David : L'effet Trump. Quel impacte sur la politique étrangères américaines, publié chez : Les presses de l'Université de Montréal. David, sans doute inconnu en France, est professeurs titulaire de science politique. Son ouvrage vaut la peine d'être lu.

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je crois qu'effectivement, on ne rigole vraiment pas au travail en France. Sous des abords avenants, les relations sont souvent dures et sans pitié.

Il faut en avoir conscience et être vigilant. Mais ça ne veut pas dire non plus qu'aller au travail est une souffrance. Il faut apprendre à se dépasser et on en retire de nombreuses satisfactions. Personnellement, ça m'a transformée parce que j'ai du faire des efforts inouïs d'adaptation mais, au total, ça a été très positif pour moi, je me sens plus forte. Mais je conçois aussi que ça puisse être destructeur.

J'adore Woody Allen, j'ai du voir tous ses films avec un même plaisir. Je vais sans doute lire également son livre.

Bien à vous,

Carmilla