samedi 17 octobre 2020

Contre la Réalité, la Vie et la Littérature

 

Après hésitation, je reprends mes petits conseils de lecture puisés dans l'actualité récente. C'est  aussi, malgré tout, un peu moi :

- Mircea CATARESCU : "Solenoïde". Vous m'en voudrez peut-être de vous avoir recommandé ce bouquin. C'est un monstrueux pavé de 800 pages, vraiment pas gai et plutôt déprimant. Pour planter le décor, le narrateur est un professeur de roumain dans une terrifiante école de quartier. Bucarest y est décrit comme le "musée de la mélancolie et de la ruine de toute chose". On se situe aux confins de Borges et de Kafka. Contre la vie, il y a une "conspiration de la réalité". Mais la vie émet des signes qu'il nous appartient d'interpréter pour trouver un "plan d'évasion". Catarescu, chef de file d'une riche littérature roumaine et probable futur Prix Nobel.

- Olga TOKARCZUK : "Histoires bizarroïdes".  Par le Prix Nobel 2018, dix récits étonnants (traitant notamment de l'enfance, de l'immortalité, de la nature etc..). Une excellent introduction  à ce grand écrivain. Mystérieux et fascinant !

 Alexeï SALNIKOV : "Les Petrov, la grippe, etc." Si vous recherchez un livre russe de chez les Russes, vous trouverez votre bonheur dans ce bouquin. Salnikov est la révélation littéraire de ces dernières années. Tout y plus vrai que vrai, du pur Dostoïevsky, une longue errance hallucinatoire entre rêve et alcool. Mais ça peut aussi lasser.

- Nazanine HOZAR : "ARIA". L'Iran et Téhéran de 1953 à 1981, soit de Mossadegh à Khomeiny. Un peu trop romantique à mon goût mais un livre couvert d'éloges : "Un Docteur Jivago iranien" (Margaret Atwood), "Une Odyssée féministe" (John Irving).


 Et maintenant, de la littérature française.


 - Emmanuel RUBEN : "Sabre". Par l'auteur de l'excellent "Sur la route du Danube". Ce serait mon prix Goncourt 2020. Il y a tout ce que j'aime dans un livre : de l'Histoire, des voyages. Une question : qu'est-ce que la filiation ?

- Barbara CASSIN : "Le bonheur, sa dent douce à la mort"? Une merveille d'autobiographie philosophique, de réflexion sans pédanterie sur l'existence, d'érudition grecque et latine. Une étonnante réhabilitation du mensonge (comme Art de combat) face à la vérité. Une promotion de l'amoralisme. Et puis René Char, Heidegger, Jacques Lacan. Un éloge du corps gai : "Vous avez les plus belles jambes du monde. Vous serez ma femme ou ma maîtresse". A lire même si vous n'êtes pas un professionnel de la philosophie, on ne décroche que rarement.

- Eric REINHARDT : "Comédies Françaises". On retrouve avec plaisir la verve et la qualité d'écriture de "Cendrillon" dans ce bouquin mais on est quand même un ton en dessous. La faute au choix d'une thématique vraiment pas convaincante : la France empêchée de devenir le leader mondial d'Internet dans les années 70 par la faute du "patron des patrons" (Ambroise Roux), promoteur du "capitalisme d'influence". Réactualisation étonnante, tout de même, d'un monde à la fois proche et lointain.

- Muriel BARBERY : "Une rose seule". Par l'auteur de "L'élégance du hérisson". Depuis le succès phénoménal de ce dernier livre, elle avait disparu au Japon et avait un peu perdu ses capacités romanesques. Ce dernier livre ravira, du moins, les amoureux du Japon et notamment de Kyoto. Mais quand est-ce qu'on pourra retourner, un jour, au Japon ?

Sinon, j'ai trouvé la rentrée littéraire française bien décevante. Qu'est-ce que ça veut dire ces bouquins dont la vie réelle est le seul étalon, dans les quels on se veut aussi fidèles que possible dans la retranscription de sa vie propre (Emmanuel Carrère : "Yoga"; Raphaël Enthoven : "Le temps gagné"). Que devient la dimension de l'imaginaire ? On était submergés par l'auto-fiction, maintenant on a la vie telle quelle. Il est vrai que je n'ai pas lu le livre de Carrère (dont j'apprécie pourtant l'oeuvre) mais je suis tellement allergique aux thérapies de l'âme que son titre m'a fait fuir. 

Le livre de Raphaël Enthoven m'a en revanche intéressée même si les critiques l'ont généralement éreinté : qu'est-ce que c'est, ce sale gosse de riche qui a le culot de se plaindre ? Et puis il est carrément obscène, il voit tout en dégueulasse. Mais ce bouquin dévoile bien, à mes yeux, une réalité essentielle : la violence ne sévit pas seulement dans les milieux déshérités. Chez les gens heureux, dans les familles "saines", il existe aussi une violence sourde, insidieuse, pareillement déstabilisante. En fervent proustien, Raphaël Enthoven ne craint pas d'arracher les maques, d'afficher l'essentielle duplicité des êtres; On est tous un mélange d'amour et de haine et le bonheur, ça n'est souvent qu'un vernis qui a vite fait de se craqueler.

- Jean-Claude CARRIERE : "Un siècle d'oubli Le XX e".  Par l'extraordinaire scénariste (notamment des films de Bunuel et de Forman), dramaturge (avec Peter Brook) et écrivain, une histoire du 20 ème siècle à la subjectivité revendiquée. Des épisodes personnels, des anecdotes, des histoires merveilleuses, on se situe ici à distance de l'Histoire officielle. Mais cette histoire partiale et partielle, ressuscitant l'arbitraire et l'émotion, n'est-elle pas moins vraie ? "Je me méfie des ouvrages d'histoire rectilignes, bien structurés, où la réalité, toujours complexe, a été mise en ordre, où les événements se succèdent dans une logique impeccable" écrit Jean-Claude Carrière.

- Tristan GASTON-BRETON : "Basil ZAHAROFF L'incroyable histoire du plus grand marchand d'armes du monde". L'histoire époustouflante d'un personnage hors du commun, né en Turquie de parents grecs en 1849 mais endossant toutes les nationalités et parlant toutes les langues. Vendant sans états d'âme des armes aux dirigeants de tous les pays du monde. Il a été immortalisé par Hergé dans Tintin et "L'oreille cassée".

- Bernard CHAMBAZ : "Hourra l'Oural encore". Le titre est repris d'un recueil d'Aragon. Le récit d'un voyage peu banal dans l'Oural, principalement en train, en hiver puis en été. On visite des villes et des lieux où personne ne va jamais. C'est drôle, sans prétention et bien écrit. Mais c'est surtout très juste avec une galerie de portraits bien saisis et des  histoires pittoresques. Un véritable récit à la Gogol.

- Cédric GRAS :  "Alpinistes de Staline". L'histoire méconnue des frères Abalakov, deux alpinistes russes héroïques. Avec des moyens matériels et techniques très limités, ils ont pourtant vaincu, dans les années 20 et 30, les plus grands sommets du Caucase et du Pamir, au prix souvent de grandes souffrances. Fervents communistes en dépit de leurs origines bourgeoises, ils ont pourtant été rattrapés par la Terreur stalinienne et exécutés. Un livre passionnant et très bien documenté.

- Cécile GUILBERT : "Roue libre". J'aime beaucoup Cécile Guilbert, sa plume acérée, sa liberté de pensée. Son érudition également avec sa parfaite connaissance des écrivains des 18 et 17 ème siècles. "Roue libre", c'est un recueil de chroniques récentes publiées dans le journal "La Croix". Elle parle beaucoup d'Art (notamment contemporain), de littérature et surtout de sociologie. Celle-ci montre bien que "les apories de l'individualisme de masse débouchent sur toujours plus de grégarisme et de conformisme". Cécile Guibert ne se prive pas de frapper fort : la modernité revisitée par l'Esprit des Lumières.

- Pierre MENARD : "Les infréquentables Frères Goncourt". Pas d'écrivains plus controversés que les frères Goncourt : odieux et géniaux, réactionnaires et révolutionnaires, adorant le scandale. Ils ont surtout fréquenté toute l'avant-garde artistique et culturelle de la seconde moitié du 19 ème siècle. La vie des Goncourt, c'est donc un extraordinaire panorama de ce Paris bouillonnant de Napoléon III puis de la République. On rencontre Baudelaire, Zola, Flaubert, Maupassant, la Princesse Mathilde. Des portraits détonants. Un livre passionnant et très bien écrit.

- David Le BAILLY : "L'autre Rimbaud". L'immense poète Arthur Rimbaud, vénéré par des générations entières, avait un frère aîné, Frédéric, avec le quel il a entretenu, jusqu'à leur adolescence, une grande complicité. Mais de ce frère, aucun de ses nombreux biographes n'a curieusement jamais parlé. Un frère rejeté, occulté, maudit. David Le Bailly révèle cette part d'ombre et nous permet de découvrir un autre Arthur Rimbaud.

- Benoît PEETERS : "Sandor Ferenczi. L'enfant terrible de la psychanalyse". J'ai parmi mes lecteurs fidèles quelques fans, comme moi, de psychanalyse. Je leur recommande donc vivement ce très bon bouquin consacré à l'un des premiers disciples de Freud. Ce n'est pas un livre de théorie mais c'est un récit très vivant, celui d'une amitié entre deux hommes. On y découvre également un portrait insoupçonné de Freud qui intervenait volontiers dans la vie des couples.

Enfin, je lis en ce moment deux très bons livres :

- Mathias ENARD : "Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs"

- Philippe AGHION/Céline ANTONIN/Simon BUNEL : "Le pouvoir de la destruction créatrice". 

Ils viennent juste de sortir et je n'ai pas pu les terminer mais je les recommande, d'ores et déjà, vivement. J'en reparlerai peut-être. Mathias Enard (ancien Prix Goncourt 2015) rehausse le niveau de cette rentrée littéraire. Quant à Philippe AGHION et ses collègues, ils pulvérisent les élucubrations d'un Piketty. Enfin des gens qui connaissent l'économie. Ce n'est pas si fréquent aujourd'hui mais ça ne garantit pas qu'on les lira. Mais si vous cherchez à vous initier à la macro-économie, je vous conseille ce bouquin.

Je n'ai quasiment pas fait de photos ces derniers mois. Je vous en livre tout de même quelques unes réalisées au hasard de mes humeurs et à proximité de chez moi (à distance pédestre). Vous y trouvez notamment la tombe de Nijinsky, la sculpture offerte par Jeff KOONS (que j'avoue apprécier) à la ville de Paris, la nouvelle église orthodoxe russe de Paris au pied de la Tour Eiffel, le musée des Arts Premiers du Quai Branly, le café Courcelles qui est souvent mon lieu de rendez-vous. L'avant- avant dernière image, c'est le nouveau chien de ma copine Daria. C'est moi qui lui avais conseillé un Chow-Chow parce que c'étaient les chiens préférés de Sigmund Freud. Mais je suis finalement un peu déçue, je le trouve trop placide et débonnaire. Mais je vais peut-être maintenant le lui emprunter quelques fois pour pouvoir sortir le soir pendant le couvre-feu.

4 commentaires:

KOGAN a dit…

Bonjour Carmilla

Barbara Cassin...en effet on ne décroche pas à la lecture de son livre "le bonheur sa dent douce à la mort".
Ce qui est séduisant et brillant chez cette femme c'est sa culture, son humour et son sourire, cela fait oublier sa coiffure et son manque de maquillage :-), très intéressante également dans ses conférences sur YT.
Je termine le livre pour plus de détails..
Bien à vous.
Jeff le "cynique"

Richard a dit…

Contre la Réalité, la Vie et la Littérature
Vraiment ?

Et, pourquoi pas, pour la Réalité, la Vie et la Littérature.

La littérature comme la forêt se camoufle en évasion. Lorsque tout s'écroule, il reste l'imaginaire, un espace illimité, qu'on se doit d'entretenir avec passion. Tout se résume à tenir le coup malgré les angoisses qui nous étouffent, les doutes qui nous assaillent, les horizons bouchés qui coupent notre ligne de vie. Nous osons même nous offrir un manque de discipline. Et, à chaque fois que nous dévions de cette ligne, collectivement nous en payons le prix. Malgré tout, jusque ici, on s'en sort pas si mal, cela pourrait être pire. Cette réalité que nous vivons universellement compose aussi la vie. Quelle leçon ! Expérience amère, mais expérience tout de même. Notre humilité se fait humilier ? Pourtant ce n'est ni la peste noire, ni l'Ebola.

Comme lectures, je vais en rajouté : Le dernier numéro de Philosophie Magazine du mois d'octobre qui traite de la politique américaine. Si vous pensez que vous avez des problèmes en France, allez donc jeter un coup d’œil sur les USA. Je n'ai jamais vu une champagne électorale américaine aussi dure depuis que je m'intéresse à mes voisins du sud. Dans 17 jours, nous allons savoir ce que les américains ont dans le ventre !

Le dernier Kim Leine : L'homme rouge et l'homme noire, encore meilleure que : Les prophètes du fjord de l'Éternité. Affrontement entre le chamane (homme rouge) et le missionnaire luthérien (l'homme noire). Rudement intéressant comme histoire.

Dans la foulée de Harari, mais encore plus provocateur : La guerres des intelligences par Dr. Laurent Alexandre. Une fois sorti de cette crise sanitaire que nous vivons, voyez ce qui nous attend. Nous n'aurons peut-être pas le temps de nous reposer ?

Et, comment passer à côté de cette femme, Barbara Steigler, qui vient de publier : Il faut s'adapter. Qu'est-ce que nous sommes en train de faire présentement, si ce n'est que de l'adaptation ? Lecture exigeante comme tout ce qui tient de l'existence.

Finalement une de mes favorites : Delphine Horvilleur, qui a publié en 2015 : Comment les rabbins font les enfants, ce qui traite de sexe, transmission, et identité dans le judaïsme. Un livre rafraîchissant, d'une belle écriture, qui nous révèle que tout ce qui compte, c'est de comprendre...

Bonne nuit Carmilla, malgré le couvre-feu.

Du restant de l'Amérique

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Jeff,

Je suis contente que vous appréciiez Barbara Cassin. Si tous les bouquins de philo pouvaient être écrits avec la même limpidité... En plus, ce sont des réflexions très inhabituelles. Ça nous sort du prêt à penser habituel. Une liberté de ton vraiment tonifiante. Ce qui est sûr, c'est qu'elle est beaucoup moins cynique que vous.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Tout dépend des définitions que l'on donne du Réel. La Réalité, je l'envisageais ici comme cette chape de plomb qui clôture, encage, notre imaginaire, un peu ce que l'on appelle la banalité, la quotidienneté. Mais sinon, bien sûr, on doit apprendre à ne pas se détourner de la réalité, à savoir l'affronter. Clément Rosset a développé toute une réflexion là-dessus.

Merci pour vos conseils de lecture. J'avoue que j'ai été un peu effrayée par le dernier Kim Leine. C'est encore un gros pavé et j'ai du mal avec ça : au-delà de 400 pages, j'hésite. S'agissant des "prophètes", je vous conseille un film de Nikolaj ARCEL : "Royal Affair" (2012). C'est un très beau film (encore facile à trouver) qui décrit très bien le Danemark et Copenhague à la fin du 18 ème siècle : son roi fou, sa reine adultère et l'émergence de la pensée révolutionnaire. Le Danemark, on l'oublie trop souvent, a été une grande puissance européenne. Je suis pour ma part épatée par la grande qualité de leur littérature contemporaine (Grondahl, Leine, Carsten Jensen). C'est bien loin de l'image aseptisée que l'on a du pays.

Sinon, je connais un peu Delphine Horvilleur et Barbara Steigler mais n'ai rien lu d'elles. Quant à Philosophie Magazine, je le lis ponctuellement mais pas systématiquement. Je considère néanmoins tout à fait remarquable cette publication.

Bien à vous,

Carmilla