samedi 15 mai 2021

De l'orthodoxie - "Apocalypse russe"

 

Être Russe, être Slave, c'est tout de même une autre mentalité. C'est peut-être d'abord entretenir un autre rapport à la mort, à la vie, c'est refuser les limites du permis et de l'interdit, du bien et du mal.  L'esprit conventionnel, petit-bourgeois, on ne connaît pas trop, on aime plutôt l'excès, le off-limits.

C'est ce que je me dis souvent et ça me travaille parce que je constate que, souvent, je n'échappe pas à cette aspiration. Des bêtises, des folies, j'adore en faire, notamment avec ma copine Daria, c'est ma soupape de décompression.

J'y pensais encore en écoutant ce qu'on me rapportait de la vie à Moscou en ce moment. On parle souvent du contre-exemple suédois dans la lutte contre le Covid. Mais ça n'est rien du tout en comparaison de la Russie. Là-bas, depuis l'automne dernier, les mesures de restriction sanitaire, on ne connaît  quasiment pas. Moscou par exemple (qui n'est qu'une partie de la Russie) est demeurée, il faut le reconnaître, une capitale agréable à vivre : propre, sûre, belle, ultra-connectée. Surtout, on continue de goûter des plaisirs simples : faire du shopping, aller au spectacle, rencontrer des amis, dîner dans un restaurant et même finir la soirée en boîte de nuit. Quant au port du masque, à la distanciation sociale, ça n'est pas un gros souci (même dans les transports et le métro).

Évidemment, on n'évoque pas l'envers de la médaille : dans un pays où la densité de population est tout de même très faible, le bilan humain du Covid est effroyable. Au moins 400 000 morts et une chute d'environ 2 ans de l'espérance de vie d'après les données annuelles de surmortalité (non falsifiables à la différence des statistiques de Poutine). La Russie est, en outre, un pays dont la population décline à toute vitesse et où le nombre d'avortements serait supérieur à celui des naissances.

Mais il est vrai que ça n'émeut guère la population russe. Le Covid, tout le monde s'en fiche un peu. Qu'est-ce que ça représente d'ailleurs dans un village reculé du fond de la Sibérie ? Quant au vaccin russe, le Spoutnik V, il n'y a guère que les Occidentaux pour en chanter les louanges. Le produit sorti du laboratoire n'est peut-être pas mauvais mais on connaît trop les camelotes issues de la fabrication industrielle russe pour avoir confiance.

Que sont donc 400 000 morts à l'échelle d'un pays qui demeure hanté par plusieurs décennies d'épouvante et d'horreur ? Où la population entretient une étroite proximité avec la mort et vit longtemps en contact avec ses défunts, comme s'ils n'avaient pas vraiment quitté ce monde.

Il suffit de se rendre dans un cimetière. Ça fait partie des activités courantes de la vie quotidienne en Russie et dans tout le monde slave. On rend visite au mort pour parler, échanger avec lui, le tenir au courant des événements et même lui faire des cadeaux et manger et boire.


Une promenade au cimetière est quand même franchement déprimante parce qu'à recenser la quantité de  morts précoces, on se rend compte de la faiblesse de l'espérance de vie en Russie. Même si ça évolue un peu, l'hygiène de vie, la prévention des risques, ça demeure largement étranger aux mentalités. L'accident, l'imprévu, le drame, c'est plutôt ça qui rythme l'existence.

Et ça va même au-delà d'une irresponsabilité générale et j'm'en foutiste. Le "malheur russe", ce n'est pas une espèce d'inconscience ou d'hébétude congénitale. C'est une fascination pour l'excès, le dépassement de sa condition limitée.

On l'oublie trop : la Russie, ça demeure l'esprit de Byzance, la puissance de l'orthodoxie. Byzance, l'orthodoxie, on s'en préoccupe peu et on en ignore à peu près tout dans le monde occidental. On croit qu'il s'agit de vieilleries d'un monde révolu. Moi-même, je déteste l'exploitation politique et nationaliste aujourd'hui faite de l'orthodoxie mais force est de reconnaître qu'elle est plus vivante que jamais.

 L'orthodoxie, ce n'est pas seulement un cérémonial, une liturgie, infiniment plus "bandants" (la puissance évocatrice des iconostases et des chants comme prières) que la messe catholique ou le culte protestant (sinistres parce que se voulant "modernes" et dans l'esprit du temps). 


 Les orthodoxes considèrent presque avec déférence les catholiques et les protestants, comme les porteurs d'une décadence. Ils estiment, en effet, que catholiques et protestants ont, petit à petit, sécularisé le monde. Ils l'ont désenchanté, banalisé, rapetissé, rendu petit bourgeois. L’État laïc moderne, avec ses préoccupations bassement matérielles, n'en est, en fait, que l'achèvement, la conclusion logique. 

 Les orthodoxes se vivent, eux, au-dessus de ce bas-monde. Parce qu'être orthodoxe, c'est d'abord avoir une vision tragique de l'existence, c'est se sentir emporté par un destin qui, souvent, nous broie. La vie a pour les orthodoxes une dimension métaphysique, celle d'un affrontement continuel entre le Bien et le Mal.


 Et dans ce combat entre le Bien et le Mal, il y a une différence essentielle entre les orthodoxes et les catholiques et protestants. Les catholiques et les protestants s'intéressent prioritairement au Bien, à la vertu, à la morale et finalement refoulent et condamnent le Mal.  Les orthodoxes considèrent avant tout le Mal en l'homme et se préoccupent, assez peu, de la question du Bien.


 Ça apparaît sans doute bien abstrait ce que je raconte là mais pourtant ça trouve une traduction dans l'ensemble des comportements en société. C'est ainsi un fait que les occidentaux jugent, en général, les Russes et l'ensemble des Slaves, un peu barges et foldingues. A l'inverse, les Slaves considèrent souvent les occidentaux comme ennuyeux et petits bourgeois. Dans ce différend, je vois une empreinte de l'orthodoxie.

Être orthodoxe, c'est en effet avant tout entretenir une compassion envers le pêcheur et surtout ne jamais le condamner moralement. Vous n'êtes pas rejeté, réprouvé, si vous êtes un fou, un criminel, un voleur. Je dirais même que la tolérance de la population est, aujourd'hui encore, beaucoup plus grande envers les anormaux, les déviants, les comportements déments ou erratiques. Vous avez le droit de vous saouler à mort pendant plusieurs jours (le "zapoï"), de vous mettre dans des colères terribles, de proférer des injures, des insanités, d'être un vagabond, un délinquant, un voleur, d'être violent, bruyant, ça ne suscitera jamais une réprobation complète (Poutine reconnaît lui-même avoir été un peu délinquant dans sa jeunesse).

C'est la grande leçon qu'avait retirée Dostoïevsky de ses quatre années de bagne. Le bagne auquel il avait été condamné parce qu'il avait été séduit  par les idéaux démocratiques de l'Occident, ceux de l'affranchissement individuel et de l'individu-roi.

Mais le bagne dont il est sorti en quelque sorte ressuscité parce qu'au milieu des condamnés de droit commun, des ivrognes et des misérables, il a découvert le peuple, le peuple qui, lui, ne nie pas le crime, qui sait que le crime est une partie essentielle de la condition humaine. Le peuple qui se sent profondément solidaire du criminel et qui se sait, comme lui, coupable. Au sein du peuple, on se sent d'emblée pardonnés parce qu'on se sait tous coupables et qu'on est coupables pour tous.


 Et cette conviction aboutit à cette révélation troublante : le criminel est plus proche de Dieu que le saint, tout simplement parce qu'il est au plus près de la vérité de la vie. Qui n'a pas connu l'Enfer ne peut accéder à Dieu. Pour accéder au Paradis et à la vie éternelle, il faut épuiser le mal qui est en nous et traverser les cercles de l'Enfer. C'est l'assassin qui devient immortel comme le proclameront une multitude de terroristes russes au début du 20 ème siècle (sait-on que plus de plus de 20 000 attentas auraient été perpétrés, en Russie, durant sa première décennie ?).

On est évidemment à mille lieux de l'image du peuple vertueux que l'on prône sans cesse en Europe de l'Ouest. Le peuple est plutôt criminel et immoral, pense-t-on à l'Est. On y est véritablement freudiens.

Mais c'est l'empire du Bien qui est en passe de s'imposer dans le monde occidental. On ne serait qu'un troupeau de petits saints névrosés avec juste quelques brebis galeuses qu'il serait urgent de rééduquer. A cette normalisation des esprits, s'appliquent les multiples thérapies de l'âme tellement prisées : anxiolytiques, thérapies du bien-être, pensées positives, psychiatrie...Des gens normaux, sains et bien dans leur peau, c'est devenu l'idéal démocratique. Mais ce triomphe de l'individu-roi dissimule aussi un monde vide, parce que vidé, expurgé; un monde dans le quel on est certes libres mais où il n'y a plus aucune liberté à exercer tout simplement parce qu'il n'y a plus rien à désirer. 

Savoir d'abord accepter les démons que l'on porte en soi et peut-être même leur donner une expression, ça peut aussi dessiner un autre chemin  de vie, à l'écart des thérapies moralisatrices du "feel-good". Il y a bien un schisme entre l'Occident et l'esprit de Byzance. J'ai souvent du mal à rentrer dans la normalité française parce que je me sens continuellement hantée de rêves et de démons. Mais ma dinguerie intérieure, je m'en accommode et même la cultive. Pouvoir "plaidoyer pour une certaine anormalité", ça pourrait changer beaucoup de choses, ça pourrait nous aider à sortir de la grisaille de nos jours.

Outre les peintres Nesterov et Chagall, images principalement extraites des films d'Andreï Tarkovsky.  

Un post très personnel qui cherche à expliquer ce qui, à mes yeux, différencie l'Est et l'Ouest de l'Europe. Je précise que je ne suis ni croyante ni orthodoxe mais je connais un peu quand même.  Surtout ma vision de l'orthodoxie est très influencée par Dostoïevsky et est bien éloignée de l'idéologie réactionnaire de l'actuelle église orthodoxe russe. Néanmoins, la vision de Dostoïevsky me semble très proche, aujourd'hui encore, de celle des mentalités populaires.

Les livres que je recommande : 

- Ivan Tourgueniev : "Père et fils"

- Sophie Kovalevskaia  : "Une nihiliste"

- Jean-François Colosimo : "L'Apocalypse russe". Un petit livre très juste et très érudit mais d'un accès peut-être un peu difficile.

- Jean-Michel Cosnuau : "Froid devant" avec une préface d'Emmanuel Carrère. La nuit moscovite et tous ses excès.

- il y a évidemment tout l’œuvre de Dostoïevsky, en précisant toutefois qu'il faut absolument lire les traductions en français d'André Markowicz. Ce sont les seules fidèles à la prose volontairement négligée de Dostoïevsky. On a jusqu'alors traduit Dostoïevsky en beau style, comme s'il écrivait comme Flaubert alors qu'il écrivait plutôt comme Céline. Mais les traductions de Markowicz changent tout !

- Mikhaïl Boulgakov : "Le Maître et Marguerite" dans la toute récente nouvelle traduction du même Markowicz.

- Jan Brokken : "Le jardin des cosaques". Le grand écrivain néerlandais suit ici Dostoïevsky dans son exil en Sibérie. J'ai adoré !

Enfin, à ceux qui visitent Paris, je rappelle que la nouvelle cathédrale orthodoxe russe est ouverte, depuis fin 2016. Mais les peintures et décorations intérieures (fresques et mosaïques) restent à faire (c'est donc forcément décevant aujourd'hui). Elle est située quai Branly, juste à côté du musée des Arts Premiers et au pied de la Tour Eiffel. Mais je ne suis pas contente parce que cet édifice a donné lieu à des polémiques stupides. Le projet initialement retenu à l'issue d'un concours international d'architectes était original et audacieux. Mais il s'est vu opposer un veto de la part de l'ancien Maire de Paris (Delanoë) qui a, alors, imposé son projet, beaucoup plus banal, celui de Wilmotte. Ci dessous, images du premier projet et du projet finalement réalisé.

En matière d'église orthodoxe, je recommande plutôt, outre celle de la rue Daru, celle située au 93, rue de Crimée (19 ème). Dépaysement garanti dans un oasis de calme et de verdure.



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