samedi 8 mai 2021

"Je ne sais rien de la Corée"

 


 La Corée, j'ai découvert un peu par hasard quand j'étais étudiante. Juste en face de l'immeuble dans le quel je vivais, dans une petite rue du 17 ème, se trouvait un restaurant coréen. C'est banal aujourd'hui mais c'était, à l'époque, encore très rare. Et puis, il était tellement discret qu'il n'était pratiquement fréquenté que par des Coréens. 

Ça m'a tellement intriguée que je n'ai pas tardé à en pousser la porte. Et là, j'ai été émerveillée, j'ai eu un coup de foudre pour la cuisine coréenne, à nulle autre pareille (bien différente en particulier de la chinoise ou de la japonaise) : son esthétique, la multitude des petits plats offerts, le kimchi (chou fermenté et pimenté), le gimbap (algue séchée), le bulgogi (barbecue de porc ou de bœuf)... Je n'ai pas tardé à aller m'empiffrer régulièrement. Et puis quand j'ai raconté qu'il y avait plein de Coréens en URSS (déportés, notamment en Ouzbékistan, par Staline dans les années 30) et qu'un célèbre rocker soviétique, Viktor Tsoï, était d'origine coréenne, j'ai été adoptée par le patron et obtenu table ouverte.

 C'est à partir de là que j'ai rêvé de me rendre au "Pays du matin calme", au "Royaume ermite". J'ai réalisé ça il y a une dizaine d'années. A l'époque, c'était vraiment original parce que la Corée, c'était encore "terra incognita" en Europe de l'Ouest. On ne connaissait pas encore ses géants de l'électronique ou de l'automobile (Samsung, LG, Hyundai, Kia, Kepco qui viennent de supplanter l'industrie japonaise) et encore moins la K-Pop et le cinéma coréens.

 

J'imaginais un pays de montagnes brumeuses arpentées par des moines impavides se rendant d'un temple à un autre. Mais dès mon arrivée à l'aéroport d'Incheon à Séoul, un splendide matin d'avril, j'ai compris que ça n'était pas du tout ça. La Corée du Sud, c'est tout de même 57 M d'habitants sur un territoire d'à peine la moitié du territoire français. Il faut bien le dire, j'ai d'abord été affreusement déçue par l'environnement urbain étouffant de la Corée. Si les villes peuvent être laides au Japon, c'est encore bien pire en Corée. Il faut traverser un océan d'horreur avant de découvrir un havre de paix, un quartier miraculeusement préservé, un temple retiré et bien caché, au sein du quel la magie, tout à coup, opère. Les préoccupations architecturales, elles ont longtemps été secondaires. Ça s'explique simplement :  la Corée du Sud était, au début des années 60, l'un des pays les plus pauvres au monde. Il ne faut donc pas s'étonner des ravages d'une urbanisation débridée avec une croissance fulgurante et sous un régime politique longtemps autoritaire.

J'étais tellement déprimée par la laideur des villes que j'ai décidé de me rendre en province et à la campagne. En particulier à Gyeongju, le centre de l'ancien royaume de Silla, où j'ai eu la chance d'être hébergée par une famille coréenne dans une vraie maison coréenne. Là, ça a été l'émerveillement et le dépaysement absolus d'autant plus que c'était l'époque des cerisiers en fleurs, aussi merveilleuse qu'au Japon.

Mais au total, à l'issue de mon séjour, je ne suis revenue qu'avec des impressions de la Corée; peut-être d'ailleurs totalement fausses. Je me garderai donc d'avoir un jugement sur ce pays. "Je ne sais rien de la Corée", je le souligne mais voilà, du moins, ce que j'en ai retenu :

- il est d'abord facile d'aborder les gens dans la rue et d'échanger avec eux. Ils semblent d'ailleurs enchantés de nouer contact. Beaucoup parlent d'ailleurs un bon anglais. Ce n'est pas comme les Japonais que l'on stresse épouvantablement en s'adressant à eux parce qu'ils ont peur de perdre la face s'ils ne savent pas répondre et parce que leur niveau en langues étrangères est généralement lamentable. 


 - mais j'ai eu aussi l'étrange sentiment d'être, dans les campagnes coréennes, un sujet de curiosité, sans doute lié à mon apparence physique. Peut-être qu'on me trouvait affreuse ? Je n'y percevais aucune hostilité ou harcèlement mais j'étais souvent longuement accompagnée par de vieux messieurs coréens. Et puis, je me suis laissée prendre moi-même à ce préjugé "racialiste". J'ai ainsi rencontré, là-bas, de nombreux américains. On se mettait alors rapidement à échanger sans doute simplement parce qu'on se sentait un peu perdus au fin fond de l'Asie et qu'on se reconnaissait alors mutuellement blancs et occidentaux. Terrible de découvrir qu'on n'est pas soi-même indemne de ça.

- pourtant, la Corée est l'un des pays d'Asie les plus occidentalisés dans ses mentalités. C'est leur langue d'abord d'origine turco-ouralo-altaïque et qui n'a rien à voir avec le chinois ou le japonais. Et puis, ils ont un simple alphabet, l'Hangeul, véritable fierté nationale de 24 lettres. Ça ne m'est pas apparu beaucoup plus difficile que le cyrillique.

- et aussi, la religion dominante, c'est le christianisme (avec une majorité de protestants), un christianisme d'ailleurs en continuelle expansion. Il apparaît d'ailleurs presque incongru de contempler des paysages de rizières émaillés du clocher d'une église. La religion y semble d'ailleurs fervente à tel point que je suscitais souvent l'incompréhension des Coréens quand je leur déclarais que j'étais athée.


 - il est vrai qu'en plus d'être chrétiens, les Coréens sont, en même temps, tous confucéens. Être le pays de Confucius, c'est ce qu'ils revendiquent et ça implique une discipline morale et personnelle très stricte. Le respect de la vie (l'IVG est interdit), des maîtres, des ancêtres, on ne rigole vraiment pas avec ça. Ça explique peut-être, en partie, leur réussite économique. C'est notamment le pays où l'on travaille le plus au monde; quant au parcours scolaire, c'est absolument épouvantable : l'école est systématiquement doublée de cours de cours particuliers. Les enfants sont stressés, épuisés.


 - et les Coréens sont évidemment aussi bouddhistes et surtout chamanistes. Le chamanisme, qui vient de Sibérie, ça nous apparaît bien primitif dans un pays aussi moderne mais c'est une pratique qui demeure très vivante en Corée. En témoignent les innombrables cafés et maisons de voyance, surmontés de deux drapeaux (un blanc et un rouge), que l'on rencontre un peu partout dans les villes. Les Coréens consulteraient ainsi le ou la chaman (appelé "mudang") à toute étape importante de leur vie : mariage, travail, examen. Et puis, on ne construirait pas un bâtiment, une maison, une usine, un temple, sans s'être assurés au préalable, par des rituels chamaniques, de la bienveillance des esprits du lieu. Ça explique que les grands monuments et lieux religieux se situent dans des lieux qui nous apparaissent impossibles, improbables, parfois difficiles à trouver. Étrange irrationalité dans un pays tellement organisé.


 Je me suis donc baladée en toute innocence et selon mon humeur en Corée. C'est vraiment facile : tout marche, tout fonctionne, tout est à l'heure, tout est propre, tout est très sûr (se faire voler, agresser, embêter, est quasiment inconcevable). Et puis la population est attentive, aidante.

 

J'ai d'abord donné libre cours à ma passion pour les marchés. Ils sont gigantesques, fascinants, avec une foule de produits que je ne connaissais pas. On m'a même fait manger de la pieuvre découpée sous mes yeux et encore vivante. Quant à ma connaissance de la cuisine coréenne, je l'ai bien sûr approfondie mais je me suis souvent retrouvée en pleurs, sur le point d'étouffer, tellement c'était épicé.

Le plus difficile pour moi, ça a été d'apprendre à vivre par terre, dans les restaurants et les maisons. En province, les Coréens n'ont, en effet, pas complétement intégré l'usage des chaises. J'ai donc du remiser mes jupes.


  A mon retour, je me suis dit que la Corée, ça n'était vraiment ni la Chine, ni le Japon, ni une synthèse des deux. Il y a bien une identité coréenne.  Mais je me suis demandé si cette identité n'était pas continuellement troublée par l'histoire, l'évolution du monde. Un symptôme ? La Corée du Sud est le pays de la chirurgie esthétique. Elle s'affiche partout dans Séoul et les cliniques privées abondent. 50 % des jeunes filles auraient, dès l'âge de 18 ans, recours au bistouri et les jeunes garçons ne seraient pas non plus épargnés. On se refait massivement le nez et les lèvres, on se débride les paupières, bref on cherche à ressembler à tout le monde et, en particulier aux Occidentaux.


 Qu'est-ce que ça veut dire dans un pays qui a tellement combattu pour ne pas être dévoré par ses voisins ? Il y a peut-être une explication simple : la Corée est en effet devenue un pays riche mais au prix d'une discipline sociale et professionnelle effroyable. Le seul horizon est souvent celui du travail. Une semaine de travail de 2 fois 35 heures (70 heures), c'est tout à fait courant pour les cadres d'une entreprise. Quant aux week-ends et congés, on ne connaît pas trop. La vie en société devient alors un enfer mais quand on ne peut pas changer cet enfer, on peut, du moins, changer son apparence et se changer soi-même.

Un post sans doute un peu prétentieux et candide. Mais je sais très bien qu'il faut beaucoup plus qu'un voyage touristique pour commencer à connaître, un peu, un pays. Disons que je ne traduis ici que quelques impressions et souvenirs.

Je conseille néanmoins vivement de visiter la Corée : c'est facile, sympathique et déroutant. A cause du climat (à la fois très chaud et très froid), il faut absolument privilégier deux saisons : le printemps (pour les cerisiers) et l'automne (pour une explosion de couleurs). Mes conseils personnels : le parc national des Seorak-San,  Gyeongju et sa vallée, l'île de Jeju (l'un des sites préférés de Le Clézio).

Quelques livres pour prolonger : 

- Eric SURDEJ : "Ils sont fous ces Coréens" (2015). L'ancien directeur de LG France (téléviseurs) décrit une entreprise impitoyable et terrifiante où règne une ambiance à la fois mystique et guerrière. Dix ans chez les forcenés de l'efficacité, le prix humain de la réussite coréenne. Un livre qui fait frémir, sans doute partial voire contestable, mais qui interroge sur l'économie mondialisée.

- Arthur DREYFUS : "Je ne sais rien de la Corée". Par un jeune écrivain talentueux qui vient de s'illustrer, tout récemment, avec la publication, d'un livre monstrueux (plus de 2 000 pages mais je n'ai pas lu) : "Histoire sexuelle d'un jeune garçon d'aujourd'hui". Son livre sur la Corée est très drôle, très réussi : un chef-d’œuvre d'impertinence et de pertinence.

- Jean-Marie LE CLEZIO : "Bitna, sous le ciel de Séoul". Le prix Nobel de littérature 2008 connaît bien la Corée où il a été maintes fois invité et où il est très apprécié.

- Young-Ha KIM : "Ma mémoire assassine". Un tueur en série septuagénaire

- Yeon-hee LIM : "Séoul, vite, vite". Huit écrivains, huit nouvelles, un petit panorama de la littérature contemporaine coréenne.

Comment enfin ne pas évoquer le cinéma coréen, très brillant depuis deux décennies mais qui surprend souvent par sa violence. Il faut absolument voir deux chefs d’œuvre récents : "Burning" de Chang-dong LEE et "Parasite" de Joon-ho BONG. J'ai également beaucoup aimé des films plus anciens : "Locataires", "Mademoiselle", "Printemps, été, automne, hiver...et printemps", "Ivre de femmes et de peinture".

11 commentaires:

Nuages a dit…

Evidemment, pour ce qui concerne la Corée, il y a la question lancinante de la réunification. Le régime nord-coréen va probablement s'effondrer, ou évoluer profondément, un jour. Ce sera un défi pour la Corée du sud, parce que ça pourrait être infiniment plus difficile que pour la réunification allemande, les inégalités économiques entre les deux pays étant bien plus criantes.

Pour la Corée du Nord, je conseille un téléfilm étonnant, édité en DVD, "Voir le pays du matin calme". C'est une fiction, avec des acteurs français, lors d'un voyage organisé en Corée du nord, tourné avec une caméra amateur, au nez et à la barbe des autorités.
C'est délicieux et ça mérite le détour :

https://www.lepoint.fr/culture/voir-le-pays-du-matin-calme-une-fiction-au-coeur-de-la-coree-du-nord-diffusee-sur-arte-22-09-2011-1376488_3.php

J'ai aussi un coffret, "Regards sur le cinéma nord-coréen", qui comprend quatre films, dont l'étonnant "Journal d'une jeune Nord-Coréenne" (Jan In-Hak, 2006). Le premier plan est stupéfiant : une image de Mickey sur le cartable à dos d'une écolière nord-coréenne.

Une critique intéressante ici : https://www.iletaitunefoislecinema.com/journal-dune-jeune-nord-coreenne/

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!
Ici au Québec, nous ne savons rien de la Corée, personnellement je ne sais pas grand-chose de ce pays, le peu que nous savons provient de ceux qui se sont battus dans ce pays au début des années cinquante et qui n’en n’ont pas gardé un très bon souvenir.

Quoi qu’il en soit, entre l’Afghanistan et la Corée, j’opterais pour cette dernière. Un pays qui fonctionne et qui assume une certaine qualité de vie de concert avec la sécurité.

À mes yeux, c’est un pays qui demeure plein de mystères. Comment peut-on vivre dans un pays en pratiquant le bouddhisme et le catholicisme, sans oublier le chamanisme. Pour adhérer à toutes ces croyances qui frisent souvent la superstition, je me demande si les coréens manquent de confiance en eux-mêmes? Ce qui devient intriguant à mes yeux. Lorsque j’ose quitter mes vastes espaces pour m’intéresser à un autre pays lointain, la première question qui me vient à l’esprit : Est-ce que je pourrais vivre dans ce pays sur lequel je suis en train de m’informer? Certes, ils sont partis de loin ces coréens, ils ont été envahis fréquemment, ils se sont fait passer sur le corps souvent, et lorsque ce n’était pas par des étrangers, c’était entre eux!

Ce que je trouve fascinant en Asie, surtout si on en réfère aux japonnais aux chinois et aux coréens, c’est cet ardeur au travail, lorsque le travail prend toute la place, ce n’est plus une libération mais un genre d’esclavage, de soumission. Les coréens semblent avoir poussé cet état à l’extrême. Tout pour le travail et rien pour le reste de la vie. Je ne pense pas que je serais intéressé à vivre dans un tel pays. C’est encore pire dans leur système éducatif.

D’autre part, n’oublions pas que pour s’extraire de leur misère il leur aura fallu une énergie et une volonté peu commune. Aujourd’hui, ils vivent cordés les uns sur les autres, vraiment il faut le faire vire à 57 millions d’humains sur un territoire minuscule 250,000 kilomètres carrés.

Jonathan Franzen dans son tout récent essai intitulé (Et si on arrêtait de faire semblant?), décrit les conditions environnementale en Chine qui donnent froid dans le dos. Ils sont en train de saloper leurs environnements. Ce qui peut expliquer que la majorité des épidémies proviennent de ce pays. Ce qui ne semble pas être le cas des japonnais. Pour les coréens, je ne sais pas.

Reste, que ce pays est séparé en deux, le nord avec son régime dépassé et invivable, et le sud qui n’en finit plus de prospérer. Les coréens du nord ne doivent pas être aveugles à ce point, ils doivent bien s’apercevoir que ça fonctionne au sud. Voilà une autre des magnifiques aberrations humaines.

Merci pour votre texte, j’ai particulièrement aimé les photos.

Bonne fin de journée Carmilla
Richard St-Laurent

Richard a dit…

Je viens d’apprendre la nouvelle.

Décès de l’anthropologue et auteur québécois Serge Bouchard.

C’est une perte cruel pour nous tous.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

La Corée du Nord, c'est tout autre chose. J'ai rêvé, à une époque, d'y aller mais les conditions étroitement encadrées du voyage sont telles que je pense que, finalement, ça n'a pas grand intérêt. Je ne suis même pas sûre que les paysages soient très beaux.

On peut quand même recommander quelques livres intéressants sur la Corée du Nord. J'ai ainsi beaucoup aimé :

- Claude Lanzmann: "Le lièvre de Patagonie".
- Yeonmi Park : "Je voulais juste vivre"
- Jean-Luc Coatalem : "Nouilles froides à Pyongyang
- Jacky Schwartzmann : "La traversée de Pyongyang". Vous m'aviez recommandé ce livre et je vous en remercie.
- Guy Delisle : "Pyongyang" par le grand auteur de BD canadien.
- Eric Faye : "Eclipses japonaises"

"Etoile du Nord" de D.B. John, qui vient de sortir en poche, est aussi, paraît-il,
excellent.

Curieusement, on trouve une foule de livres consacrés à la Corée du Nord mais presque rien consacré à la Corée du Sud alors que ce pays est une puissance montante. Il est peut-être intéressant de s'interroger là-dessus.

Merci pour vos références cinématographiques,

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Effectivement, la Corée du Sud suscite bien peu d'intérêt dans le monde occidental. On prête même peu d'attention à sa réussite économique stupéfiante même si la plupart de nos appareils électroniques (smartphones, téléviseurs, appareils ménagers) et même nos automobiles sont, de plus en plus, coréens.

La Corée a été longtemps assujettie, colonisée, voire méprisée, mais elle est en train de prendre sa revanche, aujourd'hui, sur la Chine et, surtout, le Japon.

J'ai trouvé ce pays très singulier, un carrefour de différentes cultures venant de Sibérie, d'Asie et .. d'Europe. La forte imprégnation religieuse m'a étonnée. Le confucianisme, le chamanisme, ce sont des pratiques quotidiennes bien réelles. Quant au christianisme, j'avais l'impression qu'il était vécu avec passion.


Mais ce ne sont que mes impressions sans doute très lacunaires. La vie étudiante et la vie professionnelle sont, en effet, sûrement très dures en Corée mais je n'ai pas ressenti l'effroyable stress que semblent éprouver les Japonais. J'ai perçu les Coréens comme plus ouverts, communicatifs et conviviaux. Leur cinéma ne donne cependant pas le sentiment d'une société très sereine.

La mort de Serge Bouchard est, en effet, bien triste,

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

Étrange hasard de la vie. Le décès de Serge a été annoncée vers 11h00, heure locale hier.
En début d’après-midi, une employée de la bibliothèque m’a téléphonée pour me dire que j’avais des livres qui venaient d’arriver. J’ai toujours des livres en commande, des réservations.
Je me suis rendu recueillir mes livres. La bibliothécaire est sortie de son bureau avec un livre dans ses mains pendant que je discutais de la mort de Serge Bouchard avec les employés, je me suis rendu compte que c’était le dernier ouvrage de Bouchard, intitulé : Du diesel dans les veines, la saga des camionneurs du nord. Petit livre de 200 pages qui a été écrit il y a quarante ans, mais à l’époque ce n’était pas un livre, c’était une thèse de doctorat sur la vie de ces camionneurs qui transportaient les matériaux de constructions et l’intendance dans le projet hydroélectrique de la Baie-James. La thèse a été modifiée pour en faire un ouvrage populaire avec l’aide de Mark Fortier.
C’est étrange de recevoir le dernier ouvrage d’un auteur qui vient de mourir.
Au retour dans ma tanière, je me suis plongé dans cet ouvrage, que j’ai lu jusqu’à la dernière page.
C’était toujours du bon vieux Serge Bouchard, de la vraie anthropologie de terrain, d’un réalisme saisissant dans sa plus grande simplicité.
Certes, une journée triste; mais une grande journée!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

La vie est en effet souvent tissée de hasards et coïncidences merveilleux. Même si ça s'explique par notre capacité d'interprétation rétrospective, ça nous permet de penser, un petit instant, qu'on est bien élu des dieux, qu'on n'est pas quelqu'un d'insignifiant. Mais que serait une vie au cours de la quelle on ne croirait pas un seul moment en sa chance et son destin ?

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Mais que serait une vie au cours de la quelle on ne croirait pas un seul moment en sa chance et son destin ?

Bonsoir Carmilla!

Votre question me laisse songeur. La chance, mais encore plus le destin, frappent sans avertissement. C’est après coup, une fois la surprise passée, que tu penses : (Ouais, je l’ai échappé belle!) Ou bien tu n’arrives pas à y croire. Je suis toujours émerveillé lorsque je pense, que naître c’est le résultat d’un grand hasard et que mourir est tout aussi déroutant. Est-ce que naître et mourir, c’est une chance?

Serge Bouchard se disait heureux d’avoir vécu 73 ans! Il était content, que dire, en plénitude, d’avoir vécu sa vie, malgré les coups durs et les déceptions et il en aura connu plusieurs. Il ne manquait jamais de souligner toutes les fois que la chance lui avait souri.

Ce qui est plus étrange dans cet univers, c’est que vous pouvez avoir une chance incroyable, mais qui va vous conduire dans le mur; ou bien, vous êtes frappé par le destin et votre malheur débouche sur un retournement de situation qui vous favorise. Si vous n’aviez pas connu ce malheur, jamais vous n’auriez connu ce fameux revirement de situation.

Entre chance et malchance, entre naître et mourir, sur le fond, nous sommes appelés uniquement à vivre, passionnément, intensément, sans limite et sans gêne. Pourquoi on se limiterait? Pourquoi on se plaindrait? Pas de temps à perdre parce que nous n’avons qu’une vie à vivre. Surtout, pas de temps pour l’angoisse, parce qu’il me semble, que la joie et le malheur sont les deux faces d’une même pièce.

Je vous laisse sur cette citation de Serge Bouchard :

« Quand à moi, je ne puis affirmer ceci : nul ne comprend véritablement les êtres humains s’il est indifférent à la force qui les fait marcher, s’engager, rouler, s’aliéner et puis mourir. »

Serge Bouchard
Du diesel dans les veines
Page 200

Voilà ce que c’est que Serge Bouchard, rien de moins, un humain entier, qui n’a jamais eu peur de ses opinions.

Bonne fin de nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Le plus difficile, le plus angoissant, c'est tout de même bien de reconnaître qu'il n'y a que hasard dans notre vie.

La chance, la bonne étoile, le destin, le tout est écrit, ce ne sont que des béquilles pour nous aider à supporter l'injustice et l'arbitraire de notre vie.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Et pourtant, on se lève chaque matin pour aller travailler jour après jour, nous portons une attention particulière à ce que nous avalons, nous nous livrons à des exercices pour entretenir nos vieilles carcasses, nous persévérons dans l’acquisition de connaissances, nous accumulons comme si la mort n’existait pas, nous ne sommes jamais assez beau, assez intelligent, assez grand; tout cela pour éviter le hasard, l’injustice, et l’arbitraire.

Et pourtant, nous résistons, nous ne voulons pas mourir, la vie nous en fait baver, mais nous en redemandons. L’humain a une peur bleue de la mort. Qui plus est, il aime, il se reproduit, on n’en finit plus d’écrire sur l’amour, le sentiment, le désir, il va même croire à une vie éternelle, au ciel, à l’enfer, à toutes sortes de dieux. N’est-ce pas déroutant?

Les plaintes n’en finissent plus de s’élever, les larmes de couler, les déceptions de s’accumuler, les souffrances de nous envahir. Ce qui fait de l’humain un animal fascinant, qui veut ou ne veut pas, qui se complaît dans l’indécision, qui désire autant qu’il trahit. Ce qu’on appel l’ambivalence. Nous sommes des nomades de la vie, nous errons, tout en essayant de cimenter nos incertitudes parce dans la vie il n’y a rien de certain. Nos tentatives de moraliser le hasard et le destin tombe à plat. Nous le déplorons. Notre vulnérabilité nous saute à la figure. Nous prolongeons nos recherches de responsables afin de les accuser. Il nous faut un coupable.

La vie n’est pas injuste, parce qu’elle n’est pas justifiable; elle est tout simplement cruelle. C’est une réalité incontournable et tous les paradis artificiels n’y changeront rien. Reste que nous pouvons décrocher, sauter en bas de l’avion ou du bateau dans l’espérance de quitter la vie. Ce qui se nomme le suicide. La fin des souffrances et des injustices, c’est la mort. Nous pouvons prendre cette décision, certes une fois mort tu ne souffres plus, mais tu ne jouira plus. Pour reprendre les paroles de Jacques Prévert : « La vie ne vaut pas grand-chose, mais rien ne vaut la vie. » Nous sommes tous des Sisyphe qui poussons notre pierre, Albert Camus l’a bien relaté dans son livre Le Mythe de Sisyphe. Ouvrage à lire et à relire, surtout dans cette époque troublé où un cygne noir vient de nous tomber dessus. Encore une fois, nous nous sommes fait surprendre. La leçon est difficile à avaler. Parole d’un orgueilleux : Des fois, il est bon d’être ramené à l’humilité. Je ne parle pas ici de soumission, ni d’humiliation, mais simplement de modifier le cap. Nous sommes tous capitaine de notre barque, et être capitaine, cela implique des responsabilités, et au premier degré, à nous-mêmes.

Un jour, Serge Bouchard racontait une de ses aventures. Il circulait sur le chemin de Manouane, (réserve indienne au nord de Saint-Michel-Des-Saints), sur un mauvais chemin de gravier, et soudain a débouché dans une courbe, un énorme camion chargé de billots. L’un de ces billots s’est détaché du voyage, pour atterrir en plein devant son auto, la pièce de bois a frappé le sol pour rebondir par-dessus son véhicule. Il n’avait même pas eu le temps ni le réflexe d’enlever le pied de l’accélérateur. Et, il ajouta : j’ai pensé mourir.

Voilà ce que m’a inspiré votre court commentaire qui est loin d’être banal.
Bonne nuit, dormez bien, demain, c’est un autre jour, celui de tous les possibles.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Il y a eu un article élogieux dans le journal "le Monde" (daté samedi 15 mai) consacré à Serge Bouchard.

Sans chercher à faire mon auto-promotion, j'avais rédigé un petit post, le 6 août 2011, dont je n'étais pas trop mécontente : "comment supporter le Hasard ?"

La force du vouloir-vivre est par ailleurs troublante, impressionnante. Même fortement diminués, même souffrant terriblement, beaucoup de malades souhaitent continuer de vivre. Je me sens donc incapable d'avoir une position de principe sur cette question tant débattue de l'euthanasie. Je ne me vois surtout pas militer pour la cause. Je préfère passer pour une idiote et dire "je ne sais pas".

Bien à vous,

Carmilla