samedi 19 juin 2021

Barbey d'Aurevilly, Alexis de Tocqueville et... Chistian Dior

 

Voilà, j'ai enfin pu m'échapper, durant quelques jours, après si longtemps...Je me suis ruée vers l'Ouest, telle mon ancêtre Carmilla au 19 ème siècle, au volant de mon incorrect bolide. 

Certes, contraintes obligent, je n'ai pas pu développer de grandes ambitions. Je me suis rendue dans le Cotentin, en Basse-Normandie, une région que l'on m'avait recommandée pour son caractère sauvage et mélancolique, préservée du tourisme de masse, et dont les côtes maritimes évoquent fortement (ça n'est sans doute pas faux) l'Irlande. 

 

Mais la nature, les paysages, ça ne me suffit pas. Les arbres, les fleurs, les animaux et même la mer, ça me lasse rapidement. Je m'ennuie de les contempler bêtement, je ne sais trop que faire. Je ne peux pas rester assise sur une plage; quant à la marche, je trouve ça lancinant tellement c'est lent.

La contemplation, la Nature, ce n'est vraiment pas mon truc, je suis quand même une indécrottable citadine. Un paysage, c'est trop simple, trop évident, ça ne me touche guère. J'ai besoin d'éléments humains, culturels, de l'énigme et de l'opacité d'un ressenti, d'une atmosphère, de tout cela qui est prodigué par une ville.

 
De ce point de vue, j'ai été servie avec le département de la Manche, encore pénétré de la longue histoire des Ducs de Normandie (près de six siècles tout de même) avec son cosmopolitisme et ses liens privilégiés avec les pays scandinaves, l'Angleterre et même la Sicile. On y trouve donc de sombres châteaux médiévaux, des manoirs retirés, des couvents, des abbayes, des villages austères et mystérieux. Et puis, on peut manger matin, midi et soir et tous les jours de la semaine, du poisson et des fruits de mer, ce qui me convient tout à fait.

 

J'ai ainsi souvent éprouvé l'ambiance d'un roman noir anglais du 19 ème siècle : celle des sœurs Brontë, de Thomas Hardy, de Sheridan le Fanu, de Mary Shelley. 

 Mais ce qui m'attirait surtout, c'était la découverte des lieux fréquentés par deux grandes personnalités locales : Barbey d'Aurevilly et Alexis de Tocqueville. Le pèlerinage littéraire, c'est un peu une passion chez moi : j'aime connaître ce qui a été le cadre de vie, d'un écrivain, d'un penseur, même si je sais que ça n'explique à peu près en rien son œuvre.


 Tocqueville et Barbey, on peut difficilement imaginer personnages plus dissemblables même s'ils étaient d'exacts contemporains (naissance en 1805 pour Tocqueville et 1808 pour Barbey) et qu'ils vivaient à quelques kilomètres de distance (le premier tout simplement à "Tocqueville" près de Barfleur, le second à Valognes et Saint-Sauveur-le-Vicomte). Ils ont sans doute entendu parler l'un de l'autre mais ne se sont jamais fréquentés.


 Tocqueville d'abord, c'est vraiment le penseur de la modernité politique, de son avènement et de ses risques. Avec le recul, il se révèle finalement plus pertinent que Marx. Pour Marx, le moteur de l'Histoire, ce sont les infrastructures économiques et la lutte des classes. Pour Tocqueville, ce qui fait avancer le monde, c'est le mouvement démocratique et la passion égalitaire. Mais il pointe d'emblée un risque, une dérive majeure : que cette passion égalitaire ne se métamorphose en haine et ressentiment. C'est peut-être à cette mutation que nous assistons aujourd'hui.

Tocqueville était un républicain convaincu même s'il était d'ascendance noble. Grand cosmopolite, il n'évoque jamais, du moins à ma connaissance, la terre de ses ancêtres et son magnifique château. 

 Barbey est beaucoup moins sympathique. Un bourgeois acariâtre, ruminant sans cesse la chute de la monarchie et l'effondrement spirituel qui l'a accompagnée : le nivellement général, l'ignorance de la beauté, la disparition du sacré, le culte de l'utilitarisme, de la Science et du Progrès. Et puis, dans chacun de ses livres, Barbey évoque avec détails et précision, son "pays", les lieux de sa vie, Valognes et Saint-Sauveur. 

 Barbey, c'est donc un prophète de malheur, celui du déclinisme et de la décadence, ces deux grandes hantises contemporaines. A ce titre, Barbey pourrait ne pas du tout m'intéresser. Mais il est un peu comme Baudelaire (qu'il a longuement fréquenté) : à la fois réactionnaire et profondément subversif. Barbey, c'est un peu Freud avant l'heure : le monde moderne a des dessous ténébreux. La société civile a des revers criminels, loin de réprimer le Mal, elle en encourage, au contraire, la prolifération. 

Barbey, c'est ainsi d'abord le peintre de l'effrayante duplicité humaine, de ses abysses et de ses aberrations psychologiques. Le monde moderne, c'est la "horde primitive" freudienne, celle des individus insatisfaits qui cherchent à rompre, à tout prix, les cadres de la société. Ces individus sauvages, aucune société ne saura les agréger. Le bonheur social ne sera jamais au rendez-vous car l'Enfer ne nous est pas extérieur, il est en nous-mêmes. Barbey, c'est ainsi vraiment "de l'alcool fort", ça vaut vraiment mieux "qu'une histoire molle, des passions tièdes et des contemporains itou".

 Je terminerai avec l'un des derniers motifs de mon petit voyage: la maison-musée de Granville qui a vu grandir le grand couturier Christian Dior (1905-1957). Ça a été pour moi un enchantement. Quel rapport avec Tocqueville et Barbey, allez-vous me dire ? Ça ouvre, à mes yeux, les mêmes questions du réactionnaire et du progressiste. La mode, le luxe, est-ce que ce ne sont que des trucs de "bourges" réservés à quelques "connasses" qui ne savent pas à quoi employer leur fric ? Est-ce que ça n'est pas plutôt le support d'une évolution des mœurs, d'une éclosion de nouvelles sensibilités et finalement d'une émancipation, notamment féminine ?

Quelques-unes de mes petites photos dans la Manche. La 7 ème est la maison-musée de Barbey d'Aurevilly à Saint-Sauveur, la 6 ème, celle d'un café tout proche. Les huitième et neuvième sont le parc et le château de Tocqueville. Par malchance, je n'ai pu visiter ni l'un ni l'autre qui ont affiché portes closes. J'ai cependant été particulièrement impressionnée par le château de Tocqueville, vraiment magnifique et imposant. Il semble cependant possible de le visiter sur réservation, voire de louer tout une aile pour quelques nuitées (c'est parfaitement rentable si l'on est un petit groupe). Les dernières images sont consacrées à la villa de Christian Dior à Granville.

On semble redécouvrir aujourd'hui Barbey d'Aurevilly. Son écriture est, il est vrai, aussi vertigineuse que les abîmes qu'il explore. Son œuvre ne se limité d'ailleurs pas aux " Diaboliques"; pendant mes vacances, j'ai ainsi lu "Une histoire sans nom", un petit roman que j'ai trouvé vraiment très fort. Sur la description du Cotentin par Barbey, je renvoie à l'article de Cécile Guilbert : "Sur les traces vivantes de Barbey d'Aurevilly" dans son tout récent et excellent livre : "Roue libre". Je renvoie également au très beau film (sorti en 2007) de Catherine Breillat : "Une vieille maîtresse" avec Asia Argento comme actrice principale.

Quant à Tocqueville, il est bien sûr, plus que jamais, d'actualité. Si l'on n'a pas le courage de s'attaquer à "De la démocratie en Amérique", je recommande vivement le livre (récompensé d'un prix littéraire) de Jean-Louis Benoît : "Alexis de Tocqueville - Anthologie critique".

Il est enfin un cadeau indispensable et essentiel à ramener du Cotentin : un parapluie de Cherbourg. Ça n'est pas vraiment donné (premiers prix aux alentours de 140 euros) mais on ne sait pas ce qu'est un parapluie tant qu'on n'a pas utilisé un "Cherbourg". Et puis, il y a un choix de couleurs magnifiques (j'en ai évidemment choisi un tout rouge).

4 commentaires:

Ariane a dit…

Ah mais je reconnais bien ces vues, en particulier la photo de Valognes derrière le Musée du Cidre où coule Merderet !
Je vis moi-même à Valognes, et, cela ne vous éonnnera pas, j'y ai redécouvert Barbey d'Aurevilly, qui n'était pour moi qu'un lointain souvenir de lecture (même si je le rencontre souvent dans le Journal des Goncourt)
Le Rideau cramoisi est une charmante adresse à St.Sauveur, pour y prendre un verre en terrasse devant l'église dont Barbey parle souvent dans son oeuvre.

Vive le Cotentin, et bon dimanche à vous chère Carmilla !
( la maison de Prévert à Omonville-la-Petite, ainsi que celle du peintre Jean-François Millet à Gréville sont également des lieux que j'aime !

Carmilla Le Golem a dit…

Effectivement Ariane, il s'agit bien de Valognes. L'architecture de la ville m'est apparue splendide et j'ai regretté de n'y pouvoir rester plus longtemps. J'ai également manqué, faute de temps, la maison de Prévert et celle de Millet.

Vous avez bien de la chance de vivre dans le Cotentin. C'est une région qui demeure authentique. Tout le monde ne connaît pas encore et c'est tant mieux. Et puis le climat est agréable. Tout semble y pousser facilement et j'ai été sensible aux magnifiques jardins. Je n'ai jamais vu d'aussi beaux rhododendrons. Et puis, je ne connaissais pas ces hautes fleurs bleuâtres, très répandues, de forme conique et atteignant plusieurs mètres.

Quant à Barbey, mes souvenirs étaient également anciens mais je viens de relire quelques unes de ses œuvres et je suis aujourd'hui impressionnée. On peut vraiment, je crois, le considérer comme un grand écrivain du 19 ème. J'ai envie d'approfondir.

Ma seule réserve, c'est que la mer est vraiment très froide. Même en juillet-août, ça doit être éprouvant.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Dans les bulletins météo, on parle souvent de "la pointe du Cotentin", ce qui sonne joliment. Souvent, en été, c'est l'endroit de France qui échappe à la canicule, ce qui lui vaut toute ma sympathie. J'y suis passé il y a très longtemps, avec mes parents, quand j'étais encore adolescent. Une petite Irlande française, ça fait rêver....

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

On m'a dit qu'en Basse-Normandie, on n'a pas besoin de vêtements d'été et d'hiver. Des tenues de printemps suffisent pour toute l'année. Il est vrai que les étés sont tempérés (Cherbourg est systématiquement la ville la plus fraiche en France) et les hivers doux (il gèle rarement, ce qui favorise la végétation).

La Manche que vous avez connue n'a évidemment pas changé en ce qui concerne ses paysages mais on peut penser que ses villes ont été embellies. Leur patrimoine historique a sans doute été revalorisé. J'ai ainsi été impressionnée par l'architecture de nombreuses petites villes : Bricquebec, Saint-Sauveur, Valognes, Saint-Vaast, Barfleur. On trouve également aujourd'hui de nombreux musées intéressants qui n'existaient peut-être pas.

Il y a maintenant, en outre, de nombreuses et belles maisons d'hôte qui pourraient vous convenir.

Bien à vous,

Carmilla