samedi 12 mars 2022

Deuil et mélancolie




Je me rends compte, aujourd'hui, que le traumatisme d'une guerre, c'est un peu comparable à celui d'un deuil. 

C'est d'abord un choc terrible, comme un autobus qui vous renverse dans une rue. C'est suivi d'un état de sidération. On se sent mentalement vidé, incapable de penser à autre chose. En regard de l'horreur vécue, tout le reste devient, dans l'absolu, ridicule, insignifiant. On désinvestit le monde extérieur, on ne s'y intéresse plus.


Je me souviens qu'après la mort de mes parents puis de ma sœur, tout m'était devenu subitement égal, immergé dans une même sinistre grisaille, et je me fichais, alors, absolument, de tout. Penser à autre chose, c'était ce qui m'apparaissait le plus grotesque. J'avais ainsi vécu un état de prostration pendant une quinzaine de jours. Je n'arrivais pas à admettre la nouvelle réalité.

Ce qui est un peu différent aujourd'hui, c'est que je demeure capable de lire encore et de regarder la télévision. Mais c'est très centré, très sélectif : de la littérature russe (!!!), des romans d'épouvante et puis toutes les informations possibles sur la guerre. Mais le reste, élection présidentielle, écologie, hausse des prix, je m'en fiche complétement.

Et puis, j'ai changé de rythme de vie avec des horaires de plus en plus bizarroïdes. Je commence à tournicoter le matin dans mon appartement dès 4 heures. J'ai tellement peur, en effet, d'apprendre à mon réveil que Kyïv vient de s'effondrer et que Zelenski est en fuite.

 
Aujourd'hui, je baigne encore dans une espèce d'irréalité, un peu comme dans un rêve parce que le rêve et le deuil sont apparentés, comme l'a précisé Freud. Simplement le rêve donne expression au désir tandis que le deuil impose de refouler ce désir et de se conformer progressivement à un nouvel état de fait. C'est ce que l'on appelle le "travail du deuil".


Il me faut donc parvenir à admettre que le pays que j'ai connu, avec tous les souvenirs qui s'y attachent, ne sera plus jamais comme avant. C'est tout un bloc de mon passé, de ma vie, qui passe à la trappe et ça c'est terrible. Et puis, je ne peux pas essayer de me consoler en pensant à un avenir meilleur. Tout apparaît tellement sombre : dans la meilleure hypothèse, l'Ukraine sera "simplement" démolie, ruinée, meurtrie. Mais si, en plus, elle est sous la botte russe, je n'y remettrai sûrement pas les pieds.

Quant à la Russie, aux Russes, je ne sais pas si je pourrai, un jour, pardonner. C'est, du reste, un pays avec le quel, j'ai toujours eu une relation compliquée, d'admiration/détestation. Dans la vie quotidienne, rien n'y est paisible. Il faut y affronter plein de gens horribles mais il est vrai qu'on y rencontre aussi, parfois, des gens extraordinaires. Le problème, c'est que les "affreux", arrogants et bouffis de ressentiment, ont, aujourd'hui, pris le dessus. Un sondage récent effectué par les Américains, même s'il est contestable, vient de me réfrigérer : Poutine est plus populaire que jamais en Russie. Quant au mouvement anti-guerre, il serait anecdotique. Ca me plonge dans des abîmes de perplexité.

Quelques illustrations de John White ALEXANDER, peintre américain (1856-1915) et d'Albin GRAU (1884-1971) architecte et artiste allemand, passionné d'occultisme. Producteur du film de Murnau, "Nosferatu le vampire", il en a, notamment, réalisé les décors. Nosferatu est bien de notre temps, il revient comme un symbole du Mal.

Le titre de mon post est, bien sûr, emprunté à un texte de Freud. Mais je ne suis évidemment pas mélancolique de même que la quasi-totalité des Ukrainiens. C'est un état de passivité finalement très différent du deuil.

Mes recommandations de lecture : 

- Pierre BAYARD : "Aurais-je été résistant ou bourreau ?". Un petit livre remarquable, hélas ô combien d'actualité. De la saloperie à l'héroïsme, où se situe notre point de bascule ?

- POUCHKINE : "La fille du capitaine". Un grand classique de la littérature russe, le début du roman moderne. Le portrait du jeune militaire, c'est un peu la rencontre de Pouchkine, lui-même, avec le Tsar Nicolas 1er, un despote absolu.

- "Le Grand Tour". Il s'agit d'un ouvrage collectif publié sous la direction d'Olivier GUEZ. Il s'agit d'un auto-portrait de l'Europe par ses écrivains alimenté par 27 contributions. Il y a plein de textes remarquables. Dépêchez-vous de lire ce bouquin que je recommande absolument. L'Europe, on y pense trop peu, on la connaît trop mal.

- Olivier ROLIN : "Vider les lieux". Quel rapport avec la guerre, allez-vous me dire ? Olivier Rolin, à mes yeux un des grands écrivains contemporains français a été contraint, récemment, de déménager brutalement. Et un déménagement, c'est souvent plus qu'une épreuve; c'est aussi un traumatisme, une remise en question de soi-même, une occasion de revisiter son passé.

Je précise, enfin, que je quitte Paris la semaine prochaine pour changer un peu d'air. Je ne pense donc pas poster la semaine prochaine et, peut-être même, pas avant le 26 mars. Je veux éviter de radoter sur la guerre. Mais on peut toujours m'écrire, je répondrai.


6 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

J’espère que cette pose vous sera favorable, un peu de silence dans un endroit où personne ne vous connaît peut s’avérer salutaire. Dans ces moments difficiles ont fini par tourner en rond dans le cercle de notre impuissance. Peu importe, vous restez Galicienne, et comme vous l’avez si bien écrit : sauvage et inassimilable, expression que qui me plaît. Vous vivez un deuil tout a fait spécial, la perte d’une part de votre vie, le déchirement d’une partie de vos racines, une extraction d’une part de vous-mêmes.

C’est toujours cruel de vivre un deuil et de demeurer vivant, on dirait que cela accroît la douleur. Cette perte souligne non seulement la souffrance, mais aussi ce qu’on ne retrouvera jamais. C’est lourd à porter. Moi aussi lorsque je saute en bas de mon grabat, je coure aux nouvelles, parce que même éloigné de l’Ukraine, nous sommes tous vulnérables. Nous sommes toujours aux portes d’un désastre nucléaire. J’espère qu’on ne vivra pas ce cauchemar. Il suffira juste d’une bévue pour qu’on glisse dans un conflit mondial.

Je ne vois pas présentement comment nous pouvons régler cette situation dangereuse par voie diplomatique. Je vise ici les Chinois, qui auraient intérêt à se manier le train. Il y a un mois au jeu olympique, ils appuyaient la Russie dans leurs démarches, après, lors du vote à l’ONU sur la condamnation de cette agression ils se sont abstenues de voter, puis maintenant ils voudraient jouer aux médiateurs. Il serait peut-être temps que le Président de la Chine donne une petite tape sur l’épaule du paranoïaque de Moscou pour lui signifier de se calmer le ponpon. Ils ont intérêts à le faire rapidement s’ils veulent encore profiter du commerce international, pendant que l’économie tient encore debout. Il faudra peut-être pactiser avec le diable qui sait?

Chaque jour que les Ukrainiens résistent, c’est une journée de plus pour de nouvelles opportunités, du temps pour trouver une solution, mais il faut passer à l’action. Les Chinois le savent. Pour eux c’est du blé, de l’orge, ce dont ils ne peuvent pas se priver. Ils viennent d’évacuer en panique leurs ressortissants d’Ukraine. Si cette guerre se prolonge, il n’y aura peut-être pas de semailles en Ukraine ce printemps. D’autre part, les Chinois dans leur ambivalence sont sans doute impressionnés par la fermeté des occidentaux, autant que par la résistance des Ukrainiens. Ils sont au carrefour, face aux choix : notre monde économique, ou bien, les russes. En bons marchands qu’ils sont, il me semble que le choix est clair…

Ces moments de réclusions que vous vous apprêtez à vivre, moi j’appelle cela aller dans une autre dimension. Habituellement c’est salutaire, j’espère que se le sera pour vous.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

KOGAN a dit…

Bonsoir Carmilla

A lire votre court post on ressent votre inquiétude et le malheur qui vient de s'abattre sur l'Ukraine.

Plus rien ne compte que de vivre, le reste semble tellement puéril à nos yeux, dans cette fuite en avant d'un monde en haine croissante qui perd la tête et ses valeurs.

Chaque jour en me réveillant je me fais toujours la même réflexion: jusque- là ça va ...
celà aide en partie à espérer...

Courage.

Bien à vous.

Jeff

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je n'ai à vrai dire pas trop le goût des racines et je ne veux pas les cultiver. J'ai horreur du folklore, des coutumes, du régional. Je me sens surtout européenne à vrai dire. C'est une culture commune à quelques centaines de millions d'habitants qui s'exprime dans un mode de pensée, une architecture urbaine, une littérature, une musique.

Cela étant, il est vrai que j'aime bien la Galicie mais ce sont surtout, pour moi, des souvenirs personnels, des villes (Lviv et Cracovie en particulier), des paysages (plutôt vallonnés). C'est aussi tout un passé affectif (des lumières, des sons, des images) qui ne relève pas d'un nationalisme bêta.

Malheureusement, on n'entrevoit guère aujourd'hui la fin du conflit. Poutine semble décidé à aller jusqu'au bout et, pour cela, à détruire les villes sous un tapis de bombes. Il n'a aucune considération pour les souffrances de la population (cf Alep, Grozny). Il va jusqu'à affirmer à Macron et à Scholz que ce sont les Ukrainiens qui procèdent à des violations flagrantes du Droit humanitaire. Quant à Lavrov, il affirme que la Russie n'a pas envahi l'Ukraine. Leur aplomb est sidérant. Quel dialogue peut-on nouer avec des gens pareils ?

Je ne m'apprête pas à vivre une réclusion. Je vais dans des villes. J'en parlerai sans doute plus tard mais j'ai surtout besoin de penser à autre chose.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Jeff,

Ce qui est bizarre, c'est d'enchaîner deux catastrophes : une épidémie puis une guerre. Mais la guerre a complétement effacé l'épidémie (qui n'a pas disparu).

Mais on a oublié que la guerre a, presque toujours, constitué l'horizon, sinon normal du moins habituel, de la vie humaine. Ce n'est que très récemment qu'on a effacé, de notre conscience, sa possibilité.

La guerre, je crois, en effet, que c'est un deuil complet. D'autant plus douloureux qu'on ne sait pas si on pourra le surmonter. Il faudrait pour cela pouvoir espérer des jours meilleurs mais qu'est-ce qu'on peut envisager aujourd'hui sinon la mort, l'écrasement et la destruction ?

Mais je ne veux pas ressasser. Ma difficulté, c'est que je me sens vidée intellectuellement incapable de penser à autre chose.

Encore une fois merci pour votre sympathique message,

Carmilla

Nuages a dit…

A lire, pour démêler ce qui est vrai ou faux dans l'insinuation selon laquelle l'extrême droite est influente en Ukraine, cet article, à mon avis fort bien fait et pertinent, du site Factuel AFP :

https://factuel.afp.com/doc.afp.com.324Q3AK

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

Cette histoire de Nazis en Ukraine est totalement extravagante. C'est un délire de Poutine qui cherche à réactiver les souvenirs de la Grande Guerre Patriotique.

Ce qui est terrible, c'est que Poutine a réussi à convaincre beaucoup de milieux de gauche en Europe au lendemain de sa conquête de la Crimée. Ceux-ci commencent heureusement à changer aujourd'hui un peu d'avis.

Je ne vais quand même pas vous dire que l'extrême-droite n'existe pas en Ukraine. Bien sûr que si et même quelques groupes violents. Mais leurs résultats électoraux sont inférieurs à 5 %, soit bien moins qu'en France.

La propagande russe, c'est quelque chose d'insensé. J'entendais aujourd'hui sur une chaîne russe qu'à Marioupol, c'étaient des nazis ukrainiens qui tiraient sur la population tandis que les braves soldats russes tentaient de s'interposer. Et savez-vous que les Ukrainiens ont ouvert des "camps de concentration" (sic) dans lesquels ils ont enfermé les populations russes ? Et heureusement que Poutine vient d'engager son "opération spéciale" parce que les Ukrainiens s'apprêtaient à envahir la Russie et à conquérir Moscou en utilisant des armes chimiques. D'ailleurs, cette opération spéciale, c'est une opération de Paix. Je suis chaque jour sidérée par les mensonges grossiers proférées. Le pire, c'est que ça marche quand même mais quel dialogue peut-on initier sur de pareilles bases ?

Bien à vous,

Carmilla