samedi 1 juillet 2023

"La propriété, c'est le vol" ???

 

Je participe, quelquefois, à des réunions amicales, dans un café ou restaurant, de tous les co-propriétaires de mon immeuble. Ca va au-delà de la traditionnelle "fête des voisins" du mois de mai (une fête qui suscite d'ailleurs la bougonnerie de beaucoup, notamment de certains pétris d'idées sociales).


A priori, compte tenu du quartier ("normalement" à l'abri des émeutes des banlieues) et du prix moyen du m² carré à Paris, tous mes voisins sont des nantis, des gros pleins de soupe. Des gens que l'on s'attend à découvrir détestables, haïssables. Sans doute buttés, bornés, ultra-réactionnaires. 

C'est le préjugé classique de la rancœur française. On voudrait que les riches soient des crapules bêtes et cyniques et les pauvres des gens courageux et sympathiques. Sauf que ça ne se présente pas toujours comme ça. Chez moi, il y a bien sûr quelques querelles de voisins et un ou deux dingues mais, dans l'ensemble, les gens sont relativement jeunes, charmants, éduqués et attentionnés et pleins d'humour. Finalement, on passe de bons moments ensemble.


Evidemment, le profil moyen, c'est cadre-sup et personne n'est, vraisemblablement, militant à la France Insoumise. Mais tous sont gens modernes, éclairés, éventuellement férus de culture et d'Art contemporain, et plutôt sympathiques.


Je ne peux quand même pas dire que je me sente entièrement à l'aise avec eux. D'abord, je n'ai pas le même horizon de préoccupations. Leur vie, elle me semble tourner autour de leurs week-ends en famille et de leurs prochaines vacances dans leur résidence secondaire en Bretagne ou sur la Méditerranée.  


C'est à ces moments que me taraude le plus mon sentiment d'imposture. Qu'est-ce que je fiche ici, est-ce qu'il n'y a pas erreur ? Est-ce que je ne devrais pas retourner tout de suite dans ma campagne de Galicie ? Et puis, est-ce que je ne suis pas ridicule avec ma manière tellement affectée de parler le français ?


Ce qui me distingue d'abord, je crois, c'est que je ne suis pas une héritière. J'ai ainsi un voisin, d'un étage supérieur, qui ne cesse de me draguer. Il est ultra-cool, ultra-rigolo. Il ne se cache pas de consacrer sa vie à ses loisirs (chasse, tennis, Baléares) en vivant simplement des rentes de son héritage. Je ne crois pas qu'une vie pareille me plairait et, d'ailleurs, il me semble qu'il en a quelquefois marre de sa femme et de ses enfants qu'il a continuellement sur le dos. Il ne se rend pas compte que je me sens très loin de lui.


Moi, c'est vrai que dès que j'ai commencé à travailler, ma première préoccupation a été de m'acheter un appartement. "Une chambre à soi" comme l'écrivait Virginia Woolf, un lieu de calme et de sécurité. Je voulais trouver un point d'ancrage, un trou d'où personne ne pourrait me déloger quels que soient les aléas de mon existence.


Je crois que ça correspondait un peu à une revanche sur le destin de mes parents. Il faut en effet savoir que dans l'ancien système soviétique, à peu près personne n'était propriétaire de quoi que ce soit. Au mieux (et c'était rare), une voiture cahotante et une misérable baraque dans la forêt. Sinon, tout le monde était simplement locataire (certes pour pas grand chose) d'un appartement très exigu dans le quel s'entassaient plusieurs générations. Curieusement, personne n'ose évoquer l'impact désastreux sur les mentalités de cette effroyable promiscuité imposée.


Avoir quelque chose à moi qu'on ne pourrait jamais m'enlever, ça correspondait donc à une espèce d'instinct de possession. Un peu comme les animaux qui ne cessent de quadriller et marquer leur territoire. Je m'étonne toujours ainsi de voir mes merles qui passent leurs journées entières à contrôler et surveiller mon jardin. Nul doute qu'ils s'en considèrent les possesseurs et qu'ils ne se sont probablement jamais aventurés au delà.


Mais être installé sur un territoire n'en fait pas de vous automatiquement le propriétaire. Pour légitimer une appropriation, il faut une intervention, celle des institutions judiciaires qui établissent les droits et la sécurité des acquéreurs.


Le Droit, il n'y a, a priori, rien de plus rébarbatif et ennuyeux pour des non-professionnels. On a tendance à penser, que le Droit, ça a été créé juste pour nous embêter et faire obstacle à ce qu'on voudrait faire. Je n'y connais moi-même pas grand chose mais je me rends quand même bien compte à quel point ça détermine tout le vivre ensemble d'une société et la transparence des échanges entre ses membres. 


Le grand économiste péruvien Hernando de SOTO a ainsi montré dans son bouquin majeur ("Le mystère du Capital: pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs") que la cause majeure du sous-développement économique de certains pays n'était pas leur manque d'esprit d'entreprise ou l'insuffisance de leurs capacités techniques mais plus simplement l'insuffisance des règles juridiques et l'absence de protection du Droit de propriété par l'Etat. Il se développe donc dans ces pays une immense économie informelle peu productive. Cette analyse m'apparaît particulièrement juste en ce qui concerne des pays économiquement attardés comme la Russie ou l'Ukraine: le Droit, on porte là-dessus le même regard qu'une poule devant un couteau; on se demande à quoi ça peut bien servir.

Cette importance du Droit revêt une certaine pertinence aujourd'hui, à une époque où on ne cesse de dénoncer la bureaucratie et l'étouffement juridique. Il faudrait, dit-on, beaucoup moins de réglementation. Et puis, on radote cette idée toute faite que les inégalités augmentent et que pour les corriger, il suffit de faire payer les riches et, à cette fin, de bouleverser le système juridique. C'est l'antienne d'un Piketty dans laquelle on mélange allégrement ce qui  relève, dans la richesse, d'une part  du patrimoine, d'autre part du revenu.  


Mais la grande société égalitaire, elle a bien existé même si on semble l'avoir oublié. C'était celle de l'ancienne Union Soviétique et de ses satellites. L'abolition totale de la propriété privée bourgeoise, c'était d'ailleurs, il faut le rappeler, le grand programme du marxisme. Et on y est à peu près arrivés et on était effectivement à peu près tous égaux même si c'était dans la médiocrité, le sous-développement, la grisaille et la pénurie. Quant aux règles de Droit, il n'y en avait plus ou, du moins, tout le monde les ignorait.

On s'est d'ailleurs rarement avisés que cet objectif marxiste, c'était l'exact contraire de l'un des grands principes énoncés par la Révolution Française (qui demeure inscrit dans la Constitution actuelle): rendre la propriété "inviolable et sacrée". Il est vrai qu'en même temps que l'Assemblée Constituante faisait cette grande proclamation, on pratiquait un immense hold-up en confisquant les propriétés de la noblesse, du clergé et, bien sûr, du domaine royal.


Il n'empêche ! Cette expropriation première, c'était celle de l'ancien monde, celui de l'ordre royal qui réservait la propriété à certains. Mais la Constituante de 1789 a fait du droit de propriété un dispositif révolutionnaire en l'étendant à tout le monde et, surtout, en le protégeant.


La propriété révolutionnaire, c'était l'esprit de 1789 et c'est ce dispositif qui a, notamment, permis, le décollage économique de la France au 19ème siècle avec sa révolution industrielle. 


Les Français me semblent d'ailleurs toujours imprégnés, sans le savoir, de cet esprit de la Révolution Française. Ils demeurent, plus qu'ailleurs, très attachés à la propriété et leurs économies, ils les consacrent d'abord à l'acquisition d'une maison puis d'une résidence secondaire (ils en sont parmi les plus grands possesseurs au monde même si c'est économiquement irrationnel).


Ils ont en fait perçu que la propriété, ça n'était pas forcément le vol comme l'affirmait le penseur anarchiste Proudhon. Et ce dernier a d'ailleurs finalement changé d'avis en déclarant, plus tard, que la propriété, c'était la liberté.


Et je crois que c'est très vrai (c'est du moins ce que j'éprouve): avoir un toit à soi, être propriétaire d'un logement, c'est ce qui vous permet de vous sentir plus libres et de vous prémunir contre toutes les oppressions, celles de l'Etat ou des aléas économiques.


Et ce que je trouve presque amusant, c'est que cet attachement des Français à la propriété se manifeste également, et de manière très vive, sur la question de l'héritage. Même, et peut-être surtout, chez les gens modestes qui ne sont pratiquement pas concernés. C'est au point qu'aucun gouvernement n'osera jamais faire une Révolution en la matière.


Pourtant, si l'on veut réellement réduire les inégalités, c'est bien d'abord à l'héritage qu'il faudrait s'attaquer. Parce que l'unique propriété vraiment légitime, c'est bien celle qui est issue du seul travail d'un individu, de sa contribution à la richesse d'une société. Mais le patrimoine transmis par héritage, qui n'est pas issu du travail, n'a évidemment pas ce caractère. Il n'est qu'une appropriation, prédation, de la richesse collective, ce qui délégitime sa propriété.


Je ne suis pas héritière, je l'ai déjà dit, et je suis donc d'autant plus prompte à dénoncer la rente et les rentiers qui nuisent à l'efficacité économique d'un pays.  Idéalement, il faudrait supprimer l'héritage mais cela aurait aussi des conséquences économiques impossibles à anticiper. On peut simplement se référer aux Grandes Guerres qui ont remis à plat tous les patrimoines et ruiné les rentiers.


La question de l'héritage dépasse, en fait, toute rationalité économique. Parce qu'il s'agit, en fait, beaucoup moins d'argent que de transmission symbolique entre les générations. On touche alors à toutes les questions de filiation et là, on n'est plus dans le domaine de l'économie mais dans celui de la psyché, voire de la psychanalyse.


Celui qui s'apprête à mourir voit en effet, dans la transmission de son patrimoine, une manière de se perpétuer dans le temps, de conquérir une espèce d'immortalité. Et celui qui reçoit l'héritage, il prend, en quelque sorte, la place du mort, il lui donne une nouvelle vie. Hériter, c'est montrer que le monde ne vient pas de s'arrêter, que la course continue, que la mort n'a pas vaincu la vie.


C'est aussi s'inscrire dans toute une histoire familiale avec tous ses multiples souvenirs, grands et petits. Il est d'ailleurs significatif que les cohéritiers se disputent surtout à propos de babioles et d'objets, en apparence, insignifiants (sauf pour eux).


Supprimer l'héritage, ça reviendrait donc à priver les familles d'une grande partie de leur histoire individuelle, symbolique et affective. On ne peut pas négliger cela, c'est aussi à considérer, sauf à vouloir plonger les gens dans la détresse de l'insignifiance et de la solitude.


Images de Otto DIX, George GROSZ, Leon SPILLIAERT, Gustav KLIMT, James TISSOT, Max BECKMAN, Pierre MORNET, Carl GROOSBERG, Anita REE, Lotte LASERSTEIN, Lucien DESMEDT, Honoré DAUMIER, Andrew WYETH, Quint BUCHOLZ, Andrea KOWCH.

Encore un post de pédagogie économique qui risque de barber tout le monde. Mais c'est ce qui fait quand même l'essentiel de mes préoccupations. 

On a peut-être aussi l'impression, en consultant mon blog, que je ne lis que de la littérature et ne m'intéresse qu'à ça. Mais non, je consulte aussi à peu près tout ce qui a trait à la finance et à l'économie. Simplement, la lecture n'est pas la même. Un bouquin d'éco, c'est beaucoup plus facile, ça va généralement très vite: il faut d'abord en comprendre la thèse générale et, après, ça déroule. Je recommande donc :

- Hernando de SOTO: "Le mystère du Capital: pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs". Ca commence à dater : 2000. Mais l'analyse demeure pertinente. Contrairement à ce qu'on imagine, les gens travaillent comme des fous dans les pays pauvres. Simplement, ils ne disposent que d'un "capital mort" qu'ils ne peuvent pas faire fructifier faute de droits de propriété efficaces.

- Christophe CLER et Gérard MORDILLAT : "Propriété. Le sujet et sa chose". Un remarquable bouquin qui relie l'histoire de la propriété à l'histoire des civilisations. On apprend une foule de choses. Quand l'histoire rejoint l'économie et l'anthropologie. Un livre qui intéressera même les profanes en économie.

- Patrick AVRANE: "Hériter - Une histoire de famille". Le point de vue d'un psychanalyste sur l'héritage. C'est un changement radical de point de vue mais qu'on ne saurait négliger au nom de la simple rationalité économique.

Enfin deux bouquins importants mais sans doute plus compliqués. J'aimerais pouvoir les expliquer à des non-initiés:

- Mariana MAZUCCATO: "La valeur des choses - Qui produit et qui profite dans l'économie mondialisée". Un sujet qui m'intéresse au plus haut point : qui produit et qui profite ? Qui crée une richesse réelle et qui détourne celle-ci ? C'est l'opposition du travail et de la rente. A cet égard, peu de gens comprennent ce que recouvre aujourd'hui cette "financiarisation" de l'économie qui s'est formidablement développée au cours des dernières décennies avec une multitude de produits et d'institutions opaques. Le premier mérite de Mariana Mazuccato est d'être, je crois, très claire sur tous ces nouveaux instruments. Le second est de démontrer qu'ils n'apportent à peu près rien à l'économie et lui sont même sans doute préjudiciables compte tenu de la prédation opérée.

- Katharina PISTOR: "Le Code du Capital". Un bouquin qui est un peu un prolongement de celui de Mariana Mazuccato (en moins bon à mon goût). Mon "ami" Piketty en fait un grand éloge. Voilà au moins un point d'accord entre nous. Bien sûr que le développement du capitalisme s'appuie sur le Droit et d'incessants codages, recodages, juridiques. Mais tout est-il, pour autant, à jeter par dessus bord ? Que faut-il aujourd'hui coder, recoder, pour une société plus riche et plus juste ? D'accord pour la gestion d'actifs, le "barattage" des actions et ses coûts de transaction faramineux, le trading et une flopée d'instruments financiers opaques, les hedge funds et les sociétés de capital-investissement (PE, private equity); d'accord surtout pour l'interdiction du rachat de ses propres actions par une société. D'accord donc pour réduire le poids énorme du secteur financier dans l'économie. Mais au-delà ?


2 commentaires:

Julie a dit…

Bonjour Carmilla,
Si vous supprimez l'héritage, l'économie s'effondrerait certainement. Puis, c'est quand même confortable d'héritier... peu sont ceux qui refusent un héritage.
Il y a un paradoxe chez les français par rapport aux Européens. Si ils sont champions pour les résidences secondaires, ce sont également les moins nombreux à être propriétaires d'une résidence principale.
Merci, ce post très intéressant nous apprend davantage sur vous 😊
Bien à vous ; mes pensées solidaires envers une capitale qui s'embrase...


Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Supprimer l'héritage, ça aurait effectivement des conséquences économiques probablement désastreuses mais on ne sait pas vraiment les quelles. Le pire, ce serait pour les entreprises commerciales.

Je ne crois donc pas, en effet, que ce soit une solution réaliste.

D'après les données dont je dispose, 58 % des Français seraient propriétaires. C'est moins que les pays du Sud (Italie, Espagne, Grèce, Portugal) et les anciens pays communistes (dans les quels presque tout le monde est devenu propriétaire, pour un prix symbolique, à la suite de la chute du mur). Mais c'est sensiblement plus que tous les pays du Nord (Allemagne, Hollande, Belgique, Pays Nordiques, Grande-Bretagne). Une curiosité: c'est dans la riche Suisse que le taux de propriétaires serait le plus bas. On a l'impression que plus un pays est riche, plus le taux de propriétaires est bas.

Par ailleurs, le taux de possession d'une résidence secondaire est, en France, de près de 20 %, ce qui place effectivement le pays aux tous premiers rangs. Pourquoi cette passion souvent très coûteuse, voire économiquement insensée ? Peut-être un besoin de se retirer, de s'isoler, d'avoir le sentiment d'échapper, le temps d'un week-end, aux contraintes professionnelles et de la vie en société. Se mettre en retrait de la violence du monde.

Quant aux violences urbaines actuelles, il faut bien considérer, me semble-t-il, les "effets de loupe" propagés par les médias. On peut avoir l'impression de villes et de quartiers entiers qui sont à feu et à sang. Mais dans la réalité vraie, la très grande majorité des rues et des villes sont calmes. Aussi nombreux soient les jeunes casseurs, ils ne sont tout de même que quelques dizaines de milliers, au plus, dans toute la France. C'est à la fois beaucoup mais aussi très peu en regard des millions de jeunes Français de moins de 18 ans qui, eux, restent calmes.

Enfin, j'essaie toujours, en effet, de parler d'abord un peu de moi avant d'esquisser des considérations plus générales. Ca n'est pas facile parce personne n'aime s'exhiber et, surtout, parce que c'est souvent mal perçu, ça donne une impression d'arrogance, et ça vous vaut des remarques acerbes.

Merci pour votre appréciation,

Bien à vous,

Carmilla