samedi 13 octobre 2018

Kecébôlafotografie


"La photographie est plus vivante que jamais et, en même temps, elle est plus morte que jamais". C'est le point de vue exprimé par le cinéaste Wim Wenders dans une interview à la BBC. Le coupable: le smartphone.


C'est vrai qu'il y a peu de temps encore, la photo était rare, sa pratique mesurée. Mais aujourd'hui on est submergés d'images, un déluge, des torrents continus. Il paraît que le "smartphoneur" moyen prend plus de 4 000 clichés annuels, une bonne dizaine par jour. Mais poursuit Wim Wenders: "Le problème avec les photos à l'iPhone est que personne ne les voit, même les gens qui les prennent ne les regardent pas et ils n'en font certainement pas des tirages." Tout se perd dans les labyrinthes électroniques et échoue, au mieux, sur un compte Instagram.


Même si je n'ai aucune prétention, je m'intéresse à la photo mais j'en fais peu et surtout pas avec un smartphone. Je râle d'ailleurs quand je dois changer de portable: impossible d'en trouver un sans fonction photo. C'est de la vente forcée et, surtout, ça permet de majorer beaucoup les prix.


Les smartphones, j'aime donc vraiment pas. Je trouve d'ailleurs bizarre que dans une civilisation de "l'audiovisuel", on privilégie surtout les technologies bas de gamme: le fichier MP3 pour la musique et les capteurs riquiquis des smartphones.


Je suis sans doute snob, c'est vrai ! Mais l'iPhone, le smartphone, c'est, quand même la normalisation, la banalisation du regard. Tout est conçu pour un maximum de facilité, pour qu'il suffise d'appuyer sur un bouton, pour que tout le monde puisse se considérer comme photographe: un très grand angle grâce auquel "on voit tout" avec une zone de netteté maximale, un format carré pour dispenser d'avoir à cadrer, composer, un petit capteur qui gomme l'étagement des plans et les effets de flou (le "bokeh").




Au total, le smartphone, c'est le triomphe de cette idée que la photographie, c'est la reproduction du réel, de ce que l'on voit en face de soi. Un peu comme ça le serait aussi pour la peinture classique, représentative.




C'est vraiment trop simple, trop facile ! On sait bien que ce n'est pas du tout ça. A la différence d'une simple image, une œuvre d'art (une peinture, une photographie) n'est pas une "vitre" sur le monde, elle fait signe vers autre chose qu'elle-même. Elle comporte une part d'énigme et d'évidence qui suscite le trouble et l'émotion. Il y a toujours quelque chose de caché, de dissimulé dans une œuvre d'art et c'est cela qui en fait la force, la puissance. "L'origine du monde" de Courbet, ce n'est pas l'image du sexe d'une femme en particulier, c'est l'évocation du caractère sidérant, pétrifiant, de la sexualité. C'est pareil pour les photos de Nan Goldin, Martin Parr, Cindy Sherman, William Eggleston: plus que l'image, c'est le suggéré, ce qui n'est pas expressément visible, qui importe.L’œuvre d'art, la véritable œuvre d'art, est hantée, dira-t-on.


Et puis, je m'interroge sur les motivations de ces gens, innombrables, qui font maintenant de chaque instant du quotidien un prétexte à image, à "selfie", à poster aussitôt sur Instagram.

 
On passe désormais une grande partie de son temps à dupliquer sa vie, à l'"instagramer". C'est vrai que ça relève des affinités, maintes fois soulignées, de la photographie avec la mort mais il devient aujourd'hui plus important d'"instagramer" sa vie que de la vivre.


Alors, je pourrais évidemment disserter sur cette nouvelle expression d'exhibitionnisme et de narcissisme. Mais c'est vraiment trop évident !


Autre chose se joue peut-être avec Instagram. Ça relève probablement de la "rivalité mimétique" décrite par René Girard. Il s'agit de se rapprocher des autres en les imitant, de s'entre-regarder en les copiant. Il s'agit de vivre dans l'adoration commune d'un modèle dans une relation de maître à disciple.


Ça a beaucoup d'aspects positifs parce que c'est très socialisant. Et de fait, les images des comptes Instagram se révèlent, toutes, d'un conformisme renversant: une vie lisse, aseptisée, suintant, jusqu'à l’écœurement, de bonheur et de contentement: ma belle vie de belle nana dans ma belle maison avec mes beaux enfants et ma famille formidable.


On est heureux parce qu'on est tous les mêmes, parce qu'on est tous semblables, qu'on a les mêmes aspirations. C'est comme ça aussi que le monde devient formidablement ennuyeux et monotone.


Mais ça se révèle vite délétère parce que le bonheur ne se partage pas et qu'on ne peut pas être heureux tous ensemble.


Il faut même reconnaître que notre bonheur se nourrit principalement du malheur des autres. On a besoin de savoir que les autres sont dans la détresse pour être pleinement heureux.


Et c'est pourquoi il y a une vraie violence d'Instagram: ma vie est formidable et la vôtre ne vaut rien en comparaison. On veut s'entre-tuer, le désir est un désir de destruction, Instagram offre un exutoire pour cela. Mais c'est aussi une forme d'amour. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'Instagram est devenu un support privilégié des aventures sentimentales. Facile de prendre au piège d'une vie trop belle pour être vraie.

Compte tenu du thème choisi, je n'ai pas eu d'autre choix que de sortir quelques unes de mes images. Garanties sans smartphone et jamais postées sur Instagram mais simplement décoratives: n'est pas artiste qui veut. J'ai principalement regroupé des photos autour de musées (Orsay, Le Louvre). Je me suis donc autorisée à poster également des images du Louvre-Lens et de la maison de la culture du Havre où je me suis rendue récemment. Les deux dernières images sont à l'attention de Richard pour qu'il ait un aperçu de l'état d'avancement de l'automne à Paris.

Enfin, le titre de mon post (que c'est beau la photographie en traduction) est le nom du blog d'un photographe professionnel à la plume acerbe et percutante.

7 commentaires:

KOGAN a dit…

En effet vous avez bien résumé le sujet sur la photographie...peu de gens savent bien regarder, au bon moment, et surtout pour déclencher sans répétition, il faut avoir l'oeil.

Le Smartphone a malheureusement supplanté le 24x36 vers des clichés beaucoup moins intéressants, comme ce nombre incroyable de selfies insipides et "photographies" que l'on plaque au visage tous les jours.

Il y a aussi les paumés qui "trouvent leur bonheur" par smartphone interposé en cherchant une augmentation de leur narcissisme par le numérique, qui est un énorme moyen de pression sur les individus pour atteindre du rêve irréalisable...en se prenant de surcroît pour de grands photographes...avec des outils qui ne sont pas de vrais appareils photographiques.

Toutes ces manifestations en ligne de narcissisme sont plus qu’une stratégie de mise en scène de soi, pour compenser une estime de soi très faible et fragile, ou pour se survaloriser.

Pourtant, lorsque ces phénomènes sont renforcés et récompensés par "les amis et les amis qu'on ne connaît pas...", ils perpétuent une déformation de la réalité et consolident les illusions narcissiques...en confirmant des problèmes cérébraux bien réels, de plus en plus en expansion, provoqués par une sorte de toxicomanie numérique compulsive frénétique, en particulier ceux qui sont liés à un manque de confiance...

Non merci pas pour moi, plus je vieillis, plus je suis heureux...en pratiquant le selfie à l'oeil nu, sans smartphone.

Bien à vous.
Jeff

Richard a dit…

Bonjour Dame Carmilla.
Merci pour votre attention sur l'état de l'automne à Paris qui est très différente de celui du Québec, déjà que nous avons perdu presque toutes les feuilles des érables, que les ormes sont nus et que les trembles et peupliers passent du vert au jaune. Je suis déjà passé par Paris en automne, j'étais arrivé fin octobre et j'ai été séduit par la douceur, mais aussi j'ai été déstabilisé par les couleurs des feuilles des arbres plus brun que le rouge flamboyant de nos érables. Il faut reconnaître que nos érables à sucre sont très exhibitionnistes. J'avais quitté l'automne profond du Québec pour un retour à l'été. Lundi dernier le 15, d'après les nouvelles que j'en ai eu, il faisait 26 degrés à Paris, pendant qu'ici sous la pluie nous avons connu un plus sept degrés, alors que l'Aude buvait la tasse. Je suis fasciné par toutes ces différences. Votre dernière photo est spectaculaire, des fleurs à Paris en octobre, ici les dernières fleurs que j'ai admirées se sont les tournesols de mon jardin en septembre. Dimanche dernier, c'était la récolte des pommes de terre, moment que j'aime tout particulièrement sous la magnifique lumière oblique de l'automne. Nous avons récolté les fruits de notre labeur printanier, ce fut une excellente récolte, ce qui nous rappelle que nous avons vécu un merveilleux été, les jardins ont bien rendus. Nous allons peut-être connaître nos premiers flocons de neige demain. C'est notre réalité, passer de l'été à l'hiver sans avertissement. Voilà tout juste un mois, ce fut ma dernière traversée de la rivière à la nage. Je ne m'en cache pas, j'aime les contrastes, les clairs-obscures, les dépaysements, ce que m'offre cette saison d'automne. Le clou de cette saison, c'est le mélèze le seul conifère qui perd ses aiguilles vers la fin d'octobre pour ma région. En quelques jours il passe d'un vert profond à sa toison d'or, période très rapide avant que ses aiguilles ne tombent. Alors que les feuillus sont déjà nus, que les boisés varient entre le gris et le brun, vous vous retrouvez devant cet arbre qui affiche une splendeur ultime. Moment qu'il ne faut pas rater. J'en ai quatre sur l'autre rive de la rivière que je puis voir de ma fenêtre et lorsqu'ils se transforment en or, j'ai de la difficulté à faire autre chose que de les admirer. L'automne, c'est la période pour la contemplation, pour la méditation, mais aussi pour un certaine forme de renaissance. J'ai un petit érable tout timide derrière la grange, ses feuilles rougissent avant tous les autres. J'aimerais bien rencontrer un peintre sur cette terre qui pourrait reproduire sur une toile cette teinte de rouge unique.
Que cet automne vous apporte la plénitude.
Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonjour Dame Carmilla.
Ça n'a pas manqué, hier soir à 22 heures il neigeait sur ma région des Cantons de l'Est. Ce matin, il vente du nord à vingt nœuds et le thermomètre indique moins deux degrés. Le voilà le contraste. J'ai l'impression en regardant les quelques taches de neige au sol, que ce n'est qu'une entrée en matière.
Je sais je me suis laissé aller hier en écrivant mon texte parce que lorsque je parle de l'automne, je suis intarissable.
Vous avez écrit dans votre texte sur la photographie, qui n'est pas artiste qui veut. Comme vous le dites si bien, c'est plus compliqué que cela. J'aime les cinéastes qui ne montrent pas tout, ceux qui se servent de l'impression pour faire passer un message, une idée, une réalité, ce qui vaut aussi pour toutes les autres formes d'arts. Nous pouvons jouer dans le réalisme, mais lorsqu'un cinéaste fait appelle à votre imagination par le passage d'une impression, c'est qu'il reconnaît implicitement votre intelligence. Ça, c'est du grand art lorsque c'est réussie. La photographie ce n'est pas juste d'appuyer sur le déclencheur, c'est aussi trouver le moyen d'y semer du spirituel. Nous sommes très loin ici des mitraillages insipides qui s’étalent sous nos yeux.
J'aime particulièrement apprécié les photos de votre voyage au Monténégro. Je trouve la photo 27, celle du long pont en pierre particulièrement intéressante. Ce pont a été construit pas qui et à quelle époque ? Nous pourrions imaginer toute une histoire autour de cette construction.
Merci pour vos textes de plus en plus étoffés.
Richard St-Laurent

NB : Deux suggestions de lecture

Les Mirages de la Certitude par Siri Hustvedt.
Après avoir lu et relu les deux ouvrages de Harari, Sapiens et Homo deus, je cherchais une réflexion tout à fait contraire et je l'ai trouvé chez Hustvedt. De quoi alimenter la réflexion entre le corps et l'esprit.

L'autre c'est de Jon Kalman Stefansson, un auteur Islandais qui a écrit un roman qui porte le titre de : D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds. Ça raconte l'histoire d'une île, des humains qui l'habitent et pourquoi nous passons à côté de certaines évidences.

Avec plaisir, Richard

Carmilla Le Golem a dit…

En effet Jeff,

La photographie argentique était relativement coûteuse; alors on essayait de s'appliquer.

Mais aujourd'hui, on ne cherche plus à cadrer, composer, ce qui est l'essence de la démarche photographique. On pense que de la quantité va émerger la qualité. Cette "paresse" est en grande partie liée aux caractéristiques techniques de l'outil: format carré, pas de profondeur de champ, grand angle.

Mais j'ai l'impression qu'avec Instagram, on va encore au-delà et il ne s'agit plus du tout de photo: on rentre dans une compétition avec les autres dans une exhibitions enjolivée des plus petits instants de sa vie. Mais c'est finalement très violent aussi: il s'agit, en fait, de montrer à l'autre qu'il n'a qu'une vie de merde.

Bien à vous

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

La Nature, chez moi, c'est à vrai dire limité au Parc Monceau à Paris que je traverse très souvent mais que j'apprécie beaucoup. C'est donc très domestiqué et les fleurs, elles sont régulièrement renouvelées par des jardiniers. L'automne commence en fait seulement et devrait s'achever dans 3 ou 4 semaines.

Cela dit, il a fait exceptionnellement chaud et sec à Paris au cours de ces derniers mois à tel point qu'on continue de dormir en ce moment avec les fenêtres ouvertes ( mais je ne serais sûrement pas capable de traverser une rivière à la nage). Je crois que le réchauffement climatique est une évidence incontestable en Europe. Même à Moscou, il fait aujourd'hui 18 degrés alors que, par le passé, les premières neiges tombaient à cette époque.

S'agissant de ma photographie du Monténégro, il s'agit du pont impérial de Niksic. Il est long de 260 mètres et comprend 16 arches. Il a été réalisé en 1896 et financé par le tsar russe (Nicolas II), d'où son nom. C'est un ouvrage dont les Monténégrins sont très fiers.

Je partage votre analyse sur la photographie. Elle n'est pas une simple reproduction du réel, elle fait plutôt signe vers ce qui dépasse son aspect concret.

Je connais bien sûr Siri Hustvedt mais je ne l'ai pas beaucoup lue. Le dernier livre ("4-3-2-1") de son mari, Paul Auster, est, paraît-il, un chef d’œuvre mais j'ai été effrayée par sa longueur (plus de 1 000 pages).

Quant à Jon Kalman Stefansson, il fait partie de ces auteurs que je me promets régulièrement de lire. Son dernier livre "Asta" vient de sortir et les critiques sont unanimement louangeuses. Les Islandais sont des gens étonnants. Ce tout petit pays (300 000 habitants) produit continuellement des écrivains majeurs à la pelle. Il est vrai que les Islandais et les Finlandais sont les plus grands lecteurs au monde.

Bien à vous et j'avoue que je vous envie bien d'avoir de la neige. Ça ne risque pas d'arriver en France.

Carmilla

Nuages a dit…

Pour moi, l'automne est une renaissance, un apaisement après des mois de chaleur excessive.
Mais sur le plan esthétique, ce n'est pas toujours apaisant ; au contraire, c'est pour moi le temps de la splendeur, qui est parfois douloureuse. J'ai vu des rangées d'arbres, le long de routes de campagne, qui étaient tellement flamboyantes, dorées, oranges, lumineuses, que je me sentais dépassé par tant de beauté (un soupçon de "syndrome de Stendhal" appliqué à la nature ?).

Cédric Gras, dans un de ses livres que je préfère, "L'hiver aux trousses", parle admirablement de l'arrivée de l'automne en Sibérie. Vous connaissez sans doute ce livre.

A part ça, un conseil de lecture : "Et nous ne vieillirons jamais", de Jennie Melamed. Pas toujours convaincant, mais vraiment étonnant et intéressant.

Carmilla Le Golem a dit…

En effet Nuages, l'automne est une saison splendide, magnifique, mais tellement courte: tout se joue en 15 jours, trois semaines et c'est pour ça qu'on est d'emblée mélancoliques, exaltés et chagrinés par tant de beauté éphémère.

Oui, je connais le livre de Cédric Gras, "L'hiver aux trousses". Il est très bon et on peut le recommander.

Je prends bonne note du livre de Jennie Melamed qui semble très singulier.

Bon week-end à vous, à Ixelles ou à Avioth.

Carmilla