samedi 20 octobre 2018

La Marquise de Sade et la Comtesse de Ségur


La France touristique, je ne connais pas trop.
Mais j'aime bien, quelquefois, visiter les lieux qui ont été fréquentés par de grands écrivains. C'est comme ça que je suis allée à Charleville (Rimbaud), à Ferney (Voltaire), à Illiers-Combray et Cabourg (Proust).



Il y a quelques mois je me suis rendue en Normandie, près de L'Aigle (Orne), pour visiter les villages où ont vécu la comtesse de Ségur (Aube) et la marquise de Sade (Echauffour). Étrange coïncidence: les deux communes sont très proches l'une de l'autre (une dizaine de kilomètres), au point que la Comtesse de Ségur a probablement connu la fille du Marquis de Sade mais elle ignorait certainement l’œuvre de son père (en raison de l'omerta instaurée sur celle-ci par son fils, Claude Armand).



Grande différence toutefois: si tout le monde a entendu parler du "château des Nouettes" de la Comtesse de Ségur, à peu près personne, en revanche, n'identifie Echauffour comme un haut lieu sadien (on ne connaît que le château de Lacoste dans le Vaucluse restauré par son propriétaire, Pierre Cardin).

Pourtant, le "divin marquis" y a vécu pendant près d'une année après son mariage (1763) et le château d'Echauffour a été la résidence principale de sa femme, Renée Pélagie (1741-1810), et de ses trois enfants (Louis-Marie, Claude Armand et Madeleine Laure). Du reste, la commune d'Echauffour ne fait aucune publicité concernant son résident le plus célèbre: rien n'est indiqué et les habitants font de grands yeux quand on les interroge.


Il faut bien reconnaître que les visites tant de Aube (1 300 habitants) que d'Echauffour (750 habitants) sont décevantes. A Aube, le château des Nouettes (où la comtesse a vécu de 1821 à 1872) a été transformé en Institut Médico-Pédagogique et est fermé au public. Il faut se contenter d'un tout petit musée, très succinct et un peu ridicule. Echauffour, c'est un peu mieux: il y a d'abord l'église où les armoiries des Sade figurent en plusieurs endroits des murs et des vitraux (les Sade ont été des bienfaiteurs); il y a ensuite le cimetière où l'on trouve la tombe de la marquise de Sade et de sa fille; il y a enfin le château très beau et impressionnant mais qui est une demeure strictement privée.

Qu'importe ! J'ai quand même pu m'imprégner d'une atmosphère, d'une ambiance. J'avoue en effet être totalement fascinée par la marquise et la comtesse, complexes et énigmatiques l'une et l'autre.
 

Renée Pélagie de Sade, tout d'abord. Quand elle épouse le marquis (un mariage arrangé, d'argent pour Sade, de prestige pour Renée Pélagie), elle est une jeune fille timide et naïve mais cultivée. Étrangement, malgré tout ce qu'elle a pu endurer (la honte, l'infamie, la pauvreté, les mensonges, les insultes, l'ingratitude, les trahisons répétées de sa sœur, l'hostilité de sa mère) elle a aimé son mari d'une manière presque absolue. Elle l'a continuellement défendu et s'est battue, avec une opiniâtreté remarquable, pour le faire libérer ou adoucir son sort. Ce n'était certainement pas de la bêtise ou de la soumission mais, plutôt, l'expression d'une passion authentique et mystérieuse. René-Pélagie nous conduit à réviser toutes nos conceptions de l'amour et c'est probablement elle qui est dans le vrai.


La comtesse de Ségur, ensuite, ou plutôt, Sophie Rostopchine de son nom de jeune fille. Vivre au château des Nouettes n'avait, pour elle, rien d'une ascension sociale. Elle était issue d'une des familles les plus riches de Russie. Elle a ainsi passé son enfance à Voronovo, un immense domaine situé à 50 kilomètres de Moscou: 24 000 hectares, plusieurs villages regroupant 8 000 "âmes", un splendide château entretenu par une centaine de domestiques.


 Mais la mère de Sophie imposait à ses enfants une éducation tyrannique et martiale: knout, gifles, fessées en continu. Mal habillés pour les habituer à supporter le froid. Des lits sans couverture et matelas mais avec des journaux pour édredon. Obligation de tout faire soi-même avec interdiction de recourir aux innombrables domestiques. Privation d'eau et de nourriture à tel point que "Sophie volait souvent le pain des chevaux et lapait l'eau du chien dans son écuelle".  


L'éducation d'une mère cynique et indifférente à la douleur physique et psychologique des autres, voilà ce qu'a subi Sophie Rostopchine dans son enfance. Une espèce d'éducation sadienne pourrait-on dire.

Et d'ailleurs ça transparaît dans ses livres. De mes lectures de la comtesse de Ségur, je n'ai rien retenu des leçons de morale étriquée, de bienséance, de convenance. Être une petite fille modèle, quelle horreur, quelle abomination ! C'est ça la bêtise et la soumission. J'ai en fait lu tout autre chose.

Il y a plutôt, me semble-t-il, un véritable théâtre sadien chez la comtesse de Ségur. D'un côté, des adultes impitoyables, violents, frappant et humiliant sans cesse les enfants: madame Ficchini, les fermières, les bonnes, madame Mac'Miche. Curieusement les bourreaux sont des femmes, elles condamnent le plaisir, le vice, l'argent. Les pères, quant à eux, sont absents




















 
Et puis, de l'autre côté, se dressent, contre les mères, les petites filles. Une rébellion sourde et cruelle. C'est Sophie qui torture sa poupée en l'ébouillantant avant de l'enterrer en riant; Sophie qui découpe en petits morceaux une abeille ou qui fait mourir dans le sel de petits poissons ou abandonne un poulet à un vautour; Sophie qui prend plaisir à se défigurer, quitte à endurer les moqueries, en faisant friser ses cheveux ou en coupant ses sourcils; Sophie qui vole le pain des chevaux, qui mange avec gloutonnerie; Sophie qui fait ingurgiter de l'eau sale et de la craie à ses camarades; Sophie qui tue un écureuil etc...

Les mères s'effacent brutalement, comme mises à mort, foudroyées. Elles ont échoué à préparer leurs filles à être des épouses, à procréer. Sophie devient une libertine que rien n'arrête, une fille délurée adepte de la jouissance libre. Sophie devient Juliette, la Juliette des "Prospérités du vice".

C'est de cela que rêvent les petites filles. Les petites filles qui sont des criminelles comme tout le monde. Les petites filles tellement mignonnes parce que tellement humaines parce que tellement criminelles. Les petites filles sadiques et sadiennes.

Ci dessus, deux photographies du château de la marquise de Sade réalisées par moi-même.

Le médaillon, qui est au château d'Echauffour, représente Renée-Pélagie (c'est la seule image que nous possédons d'elle) et sa jeune sœur Anne Prospère, brûlante amante de Sade. Je vous incite à lire ses lettres au marquis: "Je jure au marquis de Sade, mon amant, de n'être jamais qu'à lui..." C'est publié au Livre de Poche (la lettre et la plume.

Si vous vous intéressez à "Renée Pélagie marquise de Sade", je vous conseille vivement le livre de Gérard Badou, en poche chez Payot. Sur le marquis lui-même, outre les incontournables Pauvert, Lely, Lever, je recommande Jean-Claude Hauc: "Sade amoureux".

S'agissant de la comtesse de Ségur, j'ai bien aimé "La comtesse" de Christophe Fiat (qui formule les bonnes interrogations) et "La comtesse de Ségur, un destin romanesque" de Marie-Joséphine Strich.

Enfin, dans le prolongement de ce post, je vous invite à aller voir le dernier film de Lars von Trier: "The house that Jack built". Accrochez-vous bien quand même et ne venez pas ensuite me reprocher de vous y avoir envoyés: vous êtes adultes, je suppose. Disons que c'est une réflexion sur la relation de l’œuvre d'art avec le Mal.

2 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Dame Carmilla
Étrange texte  que le vôtre cette semaine, qui exige une relecture attentive. Il touche à la fois l'éducation et la cruauté, pendant que je suis en train de lire : Contre la haine, plaidoyer pour l'impur de Carolin Emcke. On conviendra que cette correspondante de guerre en sait un bout sur la cruauté du genre humain. C'est rudement bien écrit, clair et fort, un texte comme je les aime. D'autre part, vos propos me rappellent un film très déstabilisant que j'ai beaucoup apprécié : Le Ruban Blanc de Micheal Haneke, qui traite de la cruauté sous un aspect qui nous interpelle au premier degré. Un humain naît, mais après il vit dans un milieu où il recevra une certaine éducation qu'il n'a pas demandée. Ce qui souligne l'importance de l'éducation, de la culture dans laquelle il baigne, donc de la responsabilité de ce qu'on lègue. L'éducation à la prussienne à coup de pieds dans le cul en passant par les coups de fouets de cocher très peu pour moi, on sait ce que cela donne, en référence au film Le Ruban Blanc. Ô! Gracieuses têtes blondes qui iront crever dans les plaines russes vingt ans plus tard. Élève quelqu'un comme un chien, et un jour il te mordra. Étrange évolution. On n'en connaît des types qui sont sortis de leur enfance violente. J'avoue que j'ai lu avec un certain intérêt un des livres que vous aviez recommandé : Staline par Oleg Khlevnivk. Sans doute la meilleure biographie de ce triste personnage. Nous pouvons imaginer qu'il n'a pas été élevé dans la soie pas plus que son égal élevé en Autriche. La violence et la cruauté fait partie de la vie, c'est une triste réalité de l'évolution humaine, mais nous ne sommes pas obligés de rester à ce niveau bas de gamme. Ce qui fait que je ne comprendrai jamais ceux qui jouissent dans le sadomasochiste. D'autre part, j'ai remarqué, et vous en avez déjà parlé sur votre blog, de ces femmes qui ne lisent que des romans policiers, qui ne parlent que d'un seul sujet : le meurtre. Est-ce qu'il y a des racines insondables, voir inconcevables dans cette fameuse nature humaine ? Est-ce ces bonnes bourgeoises ne rêvent que de meurtres ? Sans la lumière il n'y a pas d'ombre, la mort n'existe pas sans la vie, et peut-être que la bonté ne peut pas exister sans la cruauté ? Tant qu'à Lars Von Trier, je n'ai vu qu'un seul film : Antichrist. Je n'irai pas voir le film que vous avez mentionné, j'ai vu les prévus, les tueurs en série ça ne m'intéresse pas. Et tant qu'à y être, posons-nous la question, qu'est-ce qui est plus cruel, ce tueur en série, ou bien les vingt premières minutes du film : Il faut sauver le soldat Rayan ? Le sujet est vaste, et ça commence avec l'éducation, par chance qu'il y a des êtres comme Carolin Emcke !
Merci pour ce texte qui n'a rien d'innocent.
Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard pour vos remarques pertinentes,

Je ne suis pas moi-même adepte du sadomasochisme et l'exacerbation érotique contemporaine m'apparaît une attitude défensive, anesthésiante.

Mais il faut bien considérer en effet la réalité de la nature humaine. Sur ce point et quelles que soient les réticences, voire le dégoût, que l'on entretienne à son égard, il faut bien considérer que le Marquis de Sade a mis à jour le mensonge de la civilisation et a exploré, jusqu'au bout, la noirceur de l'âme humaine. Son œuvre est, à ce titre, une espèce d'absolu dans la littérature.

C'est également le point de vue de Sigmund Freud qui ne cesse de rappeler (notamment dans "Malaise dans la civilisation") la prédominance des pulsions criminelles en l'homme. On est sans cesse hantés par le meurtre, l'inceste, le cannibalisme mais la civilisation réprime de manière accrue ces pulsions primaires ce qui génère une frustration exacerbée génératrice, à son tour, d'une violence accrue.

Mais c'est aussi le message du christianisme même si celui-ci est souvent occulté. C'est la théorie du péché originel: l'homme est mauvais par nature (c'est l'exact inverse de Jean-Jacques Rousseau) et il doit sans cesse combattre le mal en lui. Je suis agnostique mais je trouve extraordinaire le commandement chrétien d'aimer son prochain comme soi-même même s'il confine à l'impossible. Être chrétien, c'est être capable d'aimer les plus grands criminels, les pires crapules. Ça nous change des hurlements de haine et d'intolérance qu'on entend sans cesse aujourd'hui.

Je pense donc en effet que les personnes qui aiment les romans policiers y trouvent un dérivatif à leurs pulsions, un moyen d'être des "criminels par procuration".

Quant au rôle de l'éducation, je ne sais vraiment pas si une éducation dure, violente, génère des monstres froids, Staline ou Hitler. L'éducation est, je crois, infiniment plus libérale aujourd'hui qu'il y a une cinquantaine d'années mais on ne peut pas dire que l'humanité soit pacifiée: la haine est même croissante. En fait, les limites de l'interdit s'effacent aujourd'hui et on rentre dans une confusion dangereuse.

Freud disait avec justesse, me semble-t-il, que, de toute façon, on élevait mal ses enfants. Il récusait ainsi tout modèle de pédagogie et d'éducation dont on est pourtant tellement friands aujourd'hui. Peut-être faut-il simplement faire preuve d'un peu d'amour envers ses enfants et leur donner quelques repères pour se construire.

Je précise enfin pourquoi j'admire la Marquise de Sade: elle a été capable d'aimer et de comprendre un homme dans sa totalité, sans lui demander de compte et sans exiger de contrepartie. On est bien loin des mièvreries actuelles.

Quant à Lars von Trier, je ne peux pas dire que j'ai aimé ce film mais il a soulevé, en moi, plein d'interrogations. A quoi bon, en effet, une œuvre qui vous conforte dans vos préjugés ?

Bien à vous,

Carmilla