dimanche 7 octobre 2018

La beauté du malheur



Les gens qui m'énervent le plus, ce sont les nostalgiques, ceux du bon vieux temps et du c'était mieux avant.

C'est contre toute évidence. Il suffit d'évoquer les anciens pays communistes où régnait l'impitoyable Père Ubu. Comme tout a été déjà écrit à leur propos, je ne vais relater que des anecdotes de mon cru.



Dans les pays de l'ancienne URSS, la vie n'était pas simplement faite de crasse (la saleté des villes était effrayante) et de misère, elle revêtait aussi beaucoup d'aspects comiques et humiliants, liés au chaos et à la déglingue généralisés: les téléviseurs explosaient, les aspirateurs soufflaient, les congélateurs chauffaient, les ascenseurs s'effondraient quand ils n'étaient pas en panne, on n'osait pas ouvrir un robinet tellement les tuyauteries vrombissaient ni appuyer sur un interrupteur électrique de peur de plonger tout un quartier dans le noir, on passait plus de temps à réparer sa voiture qu'à essayer de se déplacer avec elle (c'était d'ailleurs préférable tellement sa conduite était aléatoire). Quant au téléphone, il vous mettait en contact avec tout le monde sauf avec le correspondant recherché. En fait rien ne marchait et on vivait dans un monde à la Gaston Lagaffe avec des objets au comportement erratique et surréaliste. Bizarrement, il y avait à l'Ouest beaucoup de gens qui étaient convaincus que les produits made in USSR étaient solides et qui achetaient aveuglément des voitures Lada ou des appareils photo Zenit.

La vie était donc comique (un comique sinistre) mais elle était aussi peinarde (une désespérante paresse): le burn-out au travail, on n'a jamais entendu parler de ça. C'était encore le pays de Gogol où il était préférable de vivre de trafics minables plutôt que de travailler. Mais au total, la vie était surtout d'une grisaille désespérante: la seule satisfaction, c'était la convivialité des soûleries du week-end.

Tout était lamentable et le sous-développement général. Aujourd'hui, cependant, la vie dans les anciens pays de l'Est n'a plus rien à voir avec ce sombre tableau. Et il faut quand même noter que depuis 30 ans, c'est le capitalisme tant honni (notamment par ce bon Pape François), qui a  permis de multiplier, dans des proportions considérables, le niveau et la qualité de vie des populations.

J'ai donc envie, de prime abord, d'étrangler tous ceux qui expriment, parfois, une nostalgie de l'ancienne URSS. C'est vrai, toutefois, que ce n'est quand même pas si répandu que ça et que ce sont surtout des Russes qui fantasment sur leur puissance passée: au moins, on faisait peur !



Cependant je me contiens aujourd'hui et j'essaie plutôt de comprendre les ressorts psychologiques de ce passéisme absurde et de la nostalgie en général. Comment peut-on aimer ce qui était moche, humiliant et sinistre ?

Certes, on était plus jeunes autrefois mais c'est un peu court comme explication.

J'en viens à penser qu'on entretient tous une véritable nostalgie du malheur et qu'on éprouve pour celui-ci une véritable fascination.

D'ailleurs de quoi se souvient-on véritablement dans sa vie ? En fait, assez peu des instants de bonheur mais surtout des événements malheureux.

On m'a parlé de ces gens qui avaient vécu la guerre et qui déclaraient, malgré la terreur vécue, que cela avait été une période heureuse de leur vie. Ou bien ces garçons qui conservent un souvenir ému de leur service militaire. Et puis toutes les personnes qui ont vécu des événements traumatisants: maladies, décès, agressions, humiliations. Les souvenirs sont ressassés avec une complaisance souvent maladive.


Tout cela me fait penser aux propos stupéfiants, presque scandaleux, de Dostoïevsky et d'Imre Kertesz.

Dostoïevsky tout d'abord qui, durant quatre années, a vécu l’enfer du bagne en Sibérie. Et pourtant, il écrit : « Oh, c’était un grand bonheur pour moi : la Sibérie, le bagne ! On dit que c’est monstrueux, scandaleux, on parle d’une espèce de révolte légitime…monceau d’inepties ! C’est là seulement que j’ai commencé à mener une vie saine, heureuse, c’est là que je me suis senti moi-même. Mes meilleures pensées me sont venues à cette époque ! Oh ! si seulement vous pouviez vous aussi être envoyé au bagne ! »

Imre Kertész, ensuite, qui clôt ainsi son livre « Être sans destin » : "Là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. (...) Oui, c'est de cela, du bonheur des camps de concentration que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions. Si jamais on m'en pose. Et si je ne l'ai pas moi-même oublié."

Des propos renversants... et Kertész va même jusqu'à évoquer les femmes qui se refont une beauté à l'arrivée du train ou la splendeur du lever du soleil…



Comment peut-on éprouver une forme de bonheur et de joie au fin fond de la détresse et de la misère humaines ? Et pourtant, nous savons que cela est vrai, car nous avons aussi éprouvé cela un jour. Aussi misérable soit-t-on, à la pointe de l'angoisse, une lueur éclaire tout à coup notre nuit.

Au sein de l’enfer, il y a toujours, en fait, l’espoir, l’espoir d’une transfiguration qui va permettre de rebattre complétement les cartes de notre destin,  d’accéder à un au-delà de notre condition limitée et bornée. Quand on est au comble du malheur, on se dit que les choses ne peuvent que changer et cela, c'est une pensée exaltante, une véritable rédemption.

Parce qu'en réalité, le véritable enfer:, c'est peut-être plutôt celui de l'absence de malheur: celui de la vie ordinaire, quotidienne, totalement balisée, cette vie bureaucratisée, technicisée, enfermée dans la répétition et la banalité et où il ne peut absolument rien se passer.


C'est en fait pour retrouver un monde où les choix étaient encore possibles, pour renouer avec la conscience tragique de la mort et de la solitude, bref pour échapper à notre condition actuelle d’hommes sans qualités, que l'on éprouve si souvent de la nostalgie.


Tableaux de Dimitrije POPOVIC, peintre monténégrin né en 1951.

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