samedi 7 novembre 2020

Mes bizarreries, ma dissidence

 

Comme un peu tout le monde, je pense, j'ai mes côtés bizarres, bizarroïdes, surprenants. 

Au boulot, je déconcerte d'abord avant qu'on ne s'habitue à moi.

Je fais d'abord le désespoir des secrétaires parce que je ne note nulle part mes rendez-vous, je les mémorise simplement. Mais comme ça marche quand même et que je ne rate pas mes réunions, elles se résignent et finissent par cesser de s'arracher les cheveux.

Mais dossiers, je ne les classe pas de manière thématique mais je me contente de les archiver de manière chronologique. Pour moi, c'est idéal, la recherche est instantanée mais il n'y a évidemment que moi qui puisse s'y retrouver.

En réunion, je prends quelques notes mais pas trop et je me dépêche ensuite de les jeter à la poubelle. En revanche, je sais écrire très vite une note récapitulative.

Dans la journée, je bouffe plein de chiffres mais c'est à peine si j'ai une calculatrice. Je privilégie en fait le calcul mental rapide parce que c'est la seule manière, pour moi, de vivre les chiffres. Les ravages intellectuels de la calculette, je suis étonnée qu'on n'en parle jamais : presque tout le monde est maintenant perdu avec les chiffres, sait à peine les analyser ou faire une division ou un pourcentage. Et que dire des exponentielles qui nous préoccupent tant aujourd'hui avec le coronavirus ?

Ma spécialité, c'est la gestion et l'analyse financière mais les multiples logiciels d'analyse qui vous crachent une foule de ratios sur une entreprise, c'est à peine si je les consulte. Ça peut impressionner à bon compte, donner l'impression qu'on a fait le tour de la question, mais rien de tel pour mélanger l'accessoire et le principal, vous empêcher de voir l'essentiel et formuler le bon diagnostic. Je me contente donc des documents comptables papier. Tant pis s'ils pèsent 10 kilos et si presque plus personne ne les consulte. Mais les erreurs monumentales aux quelles conduisent les ratios et les synthèses électroniques, personne non plus n'en parle jamais.

Dans ma vie personnelle, je n'ai pas non plus d'agenda, je n'établis jamais de listes de choses à faire ou de courses à effectuer, je ne note pas les dates-anniversaires de mes amis et je ne tiens surtout pas de journal personnel. J'enregistre simplement quelques numéros de téléphone mais pas toujours. Quant aux adresses, une fois que je suis allée quelque part, je m'en souviens.

 

Le smartphone, je ne le consulte que parce que j'y suis contrainte, pour écluser, tant bien que mal, le torrent de mails qui s'abattent continuellement sur moi. Rien de tel pour faire exploser une entreprise que les mails. Comme ils sont tous mis sur le même plan, on se perd rapidement dans une multitude de bêtises et de détails. Et puis on a vite fait de considérer qu'on a bien fait son boulot parce qu'on a répondu à tous ses mails même si on n'a réfléchi sur rien. La multiplication des mails, c'est un frein considérable à l'efficacité.


 Quant aux autres fonctions du smartphone, je m'en fiche complétement. La  photo, Facebook, Instagram, Linkendln, Twitter, à la trappe ! Et toutes ces applications à télécharger, censées nous simplifier la vie mais plutôt à nous la compliquer à mes yeux... 

Même le GPS, je n'y ai recours qu'occasionnellement. Je préfère consulter une carte en un clin d’œil et me débrouiller ensuite, ça va généralement plus vite. Avec le GPS, on perd le sens de l'espace et de l'orientation, on ne sait plus situer les lieux.

Vous déduisez peut-être de cet auto-portrait que je dois être bien désinvolte, voire je m'en foutiste ou bordélique. C'est vrai que je suis un peu aérienne, détachée. Les joujoux technologiques, je suis circonspecte. 

Disons qu'en règle générale, j'essaie d'abord de compter sur moi-même. J'aime bien tout faire de tête et tout avoir dans la tête. Pour ça, il s'agit simplement d'exercer un peu sa mémoire et ses méninges.

J’ai d’abord l’impression d’y gagner en rapidité et en efficacité. Je me sens aussi plus libre, plus autonome.



Surtout, c’est ma révolte propre contre les technologies contemporaines qui visent, pour la plupart, à nous exproprier de notre mémoire et de nos capacités d'analyse. La mémoire, en particulier, ça n'a rien à voir avec l'intelligence, ça n'est qu'une question d'entraînement. C'est un don que nous possédons tous mais que nous exploitons trop peu. Et ce n'est pas seulement la mémoire, le temps, c'est aussi notre perception de l'espace et nos capacités de raisonnement qui se trouvent bouleversés par l'électronique. Quant à l'imaginaire, on sait bien à quel point il est aujourd'hui appauvri, entièrement formaté par les images de la com' et toutes celles publicitaires et médiatiques.

Avec le développement de l’informatique, on perd en effet de plus en plus l’exercice de sa mémoire tandis que toutes nos qualités intellectuelles se voient sommées d'emprunter des chemins banalisés. Dans les entreprises, on entretient ainsi un goût immodéré pour les démarches qualité (importées des États-Unis); on est submergés par les procédures, les tableaux de bord, les objectifs prévisionnels. Comme ça, on devient tous substituables les uns aux autres, chacun peut faire mon boulot et inversement, mais personne ne s'interroge sur les pesanteurs et le manque de créativité que ça génère. 

 

Le plus étonnant, c'est qu'on se prête de très bonne grâce à cette évolution. C’est vrai que ça semble faciliter et sécuriser la vie. On archive tout, on classe tout sur son ordinateur et son smartphone; on y enregistre et y planifie sa vie entière, personnelle et professionnelle. Après, on retrouve tout ça en quelques clics.
 

Quant à son boulot, c'est vraiment réconfortant de se sentir complétement encadré par des procédures. On se sent couverts, ça donne bonne conscience, c'est l'illusion du travail bien fait parce qu'on a simplement respecté  les règles. Mais c'est aussi la banalisation complète de notre vie professionnelle et le développement paradoxal d'une irresponsabilité généralisée. Sans qu'on s'en émeuve, on devient surtout des exécutants, on se contente d'accomplir, pour l'essentiel, des tâches entièrement programmées. On peut ainsi entretenir un rapport neutre, indifférent, à son travail, un simple temps consacré à son entreprise. L'innovation, la créativité, ça apparaît presque dangereux.

C’est évidemment un peu effrayant qu’on se plie si facilement à cette normalisation complète, à ce vieux fantasme totalitaire, mais il faut bien reconnaître que l’informatique, c’est rassurant et ça offre beaucoup de compensations affectives. Sans faire de psychologie de bistrot, on sait bien en effet que l’informatique, ça plaît surtout aux maniaques et aux obsessionnels, tous ceux qui aiment l’ordre, abhorrent l’imprévu, et qui, en quadrillant toute leur vie, essaient de lutter contre leur anxiété. En anglais, un « geek », c’est aussi un « nerd » et ce n’est pas flatteur. Tous ces gens là me glacent. Un amant "geek" qui enregistre tout et planifie tout, ça doit être l'horreur.

On va jusqu'à prétendre que la traçabilité complète de nos vies, la reconstitution de nos existences de A à Z, est en passe d’être réalisée. Il existerait ainsi, paraît-il, de plus en plus de fous furieux qui, depuis des années, enregistreraient toute leur vie sur des disques durs.C'est la grande vogue du "Journal", du recensement de tous les petits faits de notre vie quotidienne. On croit que c'est objectif, que ça rend bien compte de nous-mêmes, qu'on peut y trouver un résumé sincère de son existence terrestre. Nos descendants pourront trouver un fidèle portrait de nous-mêmes.


 Heureusement non, je crois ! La vie, ça ne se résume pas à tout ce qui nous arrive, un simple enchaînement d'événements, de faits, d'accidents, subis ou voulus. La vie, c'est d'abord un bouillonnement continu d'émotions, de sentiments qui nous parcourent et nous déchirent et que nous retravaillons, recomposons, sans cesse, au gré de notre imaginaire. La vie, c'est un flux perpétuel d'intensités contradictoires, de joies et de chagrins profonds Par rapport à ce grand chaudron émotionnel, un journal de bord, ça apparaît totalement mensonger, une tentative dérisoire de contenir les impulsions qui nous dévorent .

C'est peut-être l'angoisse de cet Enfer qui nous habite qui explique nos choix actuels. On a préféré, en effet, abandonner  nos facultés propres pour s'en remettre à un grand Autre, une grande mémoire électronique censée nous simplifier la vie et être plus fiable et plus objective. On est ainsi en train de perdre sa mémoire et sa  créativité mais cette mutation culturelle et psychologique ne semble pas soucier aujourd'hui grand monde.

 

 Je ne parle même pas des risques d'un scénario de science-fiction dans lequel tous les outils informatiques qui nous régissent, ordinateurs, disques durs, disparaîtraient tout à coup, à la suite d’un grand krach. Pour beaucoup de gens, ce serait une catastrophe, une grande page blanche. Et ça me permet de bien comprendre les hackers qui se révoltent contre l'informatique, contre cette externalisation de notre vie, son « estrangement ».  


 Surtout, ne plus avoir de mémoire personnelle, être contraint d'emprunter des "chemins de pensée", ça m'apparaît un bouleversement profond et effrayant. Autrefois, on était bien obligés de tout mémoriser mais on développait sa personnalité, on échafaudait son identité, dans la relation que l’on entretenait avec ses souvenirs, en les suscitant, les recomposant et les réélaborant sans cesse. On investissait dans ses souvenirs, on laissait se croiser la mémoire et l'imagination et c’est comme ça que se constituait une culture, individuelle et collective.

 Ça veut dire qu’on se construisait, reconstruisait, soi-même et qu’on ne s’en remettait pas à un grand Autre, objectif et impersonnel.


Il est peut-être temps de réhabiliter la mémoire, le souvenir, l'imaginaire….non pas pour radoter, rabâcher mais simplement pour reconquérir sa liberté, son individualité. Se souvenir, c'est constamment réélaborer son identité. C'est de cette plasticité merveilleuse que nous privent les nouvelles technologies.

Tableaux de Victor Brauner, peintre surréaliste (1903-1966) d’origine roumaine auquel le Musée d'Art Moderne de Paris consacre aujourd'hui une exposition (un peu succincte et malheureusement suspendue à cause du Covid). Par une espèce d'injustice, il est, malheureusement largement oublié aujourd'hui.

Une photo, réalisée par moi-même, de la tombe de Victor Brauner au cimetière Montmartre.

Enfin, un livre de Joshua FOER : « Aventures au cœur de la mémoire – L’art et la science de se souvenir de tout ».

10 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !
Votre manière chronologique de classer vos dossiers ressemblent à Arnaud, un des personnages étonnant de cette fabuleuse histoire de Mathias Enard : Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs. Nono surnom d'Arnaud, qui est asperger, si on lui nomme une date, le voilà partie, il va vous raconter tout ce qui s'est déroulé un 10 de mai. L'intelligence et l'asperger partage la même frontière floue. Mathématiciens et musiciens s'y retrouvent. Qu'Enard ait glissé ce genre de personnage dans son récit, sans en faire une caricature, révèle un auteur de talent. J'avais bien apprécié Boussole en 2016 du même auteur. Au carrefour de l'intelligence et de la mémoire vous vous révélez encore un peu plus. Je suis d'accord avec vous lorsque vous affirmez que la mémoire c'est une question d'entraînement et que l'intelligence c'est beaucoup plus vaste. Faut-il se fier seulement à sa mémoire aussi performante soit-elle ? Cette fameuse mémoire est une étrange bête. C'est la raison pour laquelle en aviation, on se sert des listes de vérifications comme se brancher sur les réservoirs pleins et surtout pour ne pas oublier de baisser les roues avant l'atterrissage. Je suis toujours estomaqué lorsque je vois un pianiste arrivé sur scène, s'asseoir sur son blanc, poser ses mains sur le clavier et d'entendre les premières notes, le tout sans partition. Le grand pianiste canadien Glenn Gould était asperger, l'entendre et le voir jouer Bach, c'était ahurissant. Alain Lefèvre, un autre pianiste canadien évoquait l'écrivain Oliver Sacks qui a écrit un livre très intéressant sur le sujet qui s'intitule : L’œil de l'esprit. La mémoire est une baignoire complexe. Pourquoi, nous oublions jamais le nom d'un ennemi et que nous oublions le nom d'un ami ? C'est juste une remarque comme cela en passant. Faut-il souffrir pour apprendre ? S'ajoute à ces lectures celle du Dr. Laurent Alexandre : La guerre des intelligences, ce que j'ai déjà évoqué dans mes précédents commentaires. Ce dernier ouvrage nous projette vers l'avenir et qui pose la question : Est-ce que la mémoire a encore sa place ? Faudrait-il une révolution de l'intelligence ? Certes, nous sommes tous interrogés par ses questions et cela ne fait que commencer. La mémoire possède quelque chose de particulier, elle est sélective. Elle est particulière à chacun. Bien sûr que je ne possède pas de GPS, ni de ces fameux téléphone dit intelligent, un vieux navigateur comme moi s'en passe facilement. Par contre, je tiens un journal depuis 40 ans, et c'est beaucoup plus que simplement écrire des notes. Souvent j'aborde un sujet au cours journée entière, lundi dernier juste avant l'élection américaine, j'ai écris une dizaine de pages sur la politique américaine. Le journal est une forme littéraire que l'on appelle diarisme, qui peut aller dans toutes les directions, toucher à plusieurs sujets. Personnellement ce n'est pas seulement ma vie personnelle, mais toute la vie et surtout la politique. Nos manières de nous organiser ou de nous faire organiser, c'est selon... À chaque fois que je commence à écrire, le plaisir est toujours présent.

Merci pour votre texte Carmilla vraiment très pertinent.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je ne prétends pas avoir une bonne mémoire (il y en a diverses formes) mais disons que j'ai une mémoire dans le temps quasi imparable. Je me souviens de tout ce que je faisais il y a un an, 5 ans, 10 ans etc.. y compris les dossiers que j'ai traités. Ma mère était comme moi, elle était en plus championne de calcul mental. C'est pour ça que je préfère traiter les choses chronologiquement mais je ne suis sûrement pas Asperger (c'est devenu très chic de revendiquer ça). En revanche, je suis peu physionomiste, j'ai du mal à reconnaître les gens, j'ai l'impression qu'ils changent tout le temps.

Le dernier livre de Mathias Enard est en effet merveilleux et très puissant et le personnage d'Arnaud fascinant. C'est en plus un véritable livre d'ethnologie de la France rurale. Mais je me demandais si des non-Français pouvaient s'y retrouver.

C'est vrai que la mémoire est de toute manière sélective. Mais l'un des moyens les plus sûrs de la perdre, c'est de se reposer exclusivement sur toutes ces prothèses électroniques censées nous faciliter la vie (calculatrice, agendas, GPS). Il faut savoir s'en déprendre, on y gagne en liberté.

Je connais un peu Oliver Sacks mais ne suis pas entièrement convaincue.

Il y a enfin "journal" et "journal". Journal d'annotation, de récapitulation d'une journée, ça n'a qu'un faible intérêt. Journal de réflexion, d'analyse, c'est autre chose.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla.
Oui, je me suis reconnu dans les propos de Mathias Enard, surtout en ce qui concerne l'agriculture, domaine que je connais bien, et comme les entreprises agricoles deviennent plus que des fermes, mais de véritables entreprises, je me suis immédiatement identifié aux propos de cet auteur. Lorsque Gary l'un des personnages évoquent les mises en marché, entre les grandes cultures céréalières et les productions animales, il a très bien cerné les problématiques. Ton lait tu ne peux pas le retenir, mais tes céréales, si tu as des possibilités d'entreposages, tu peux attendre que les marchés te sois plus favorables. Aujourd'hui, se sont des problématiques universelles, qu'on retrouve dans plusieurs pays, entre autre, La France, l’Allemagne, l'Angleterre, mais aussi aux États-Unis et bien entendu au Canada. Les agriculteurs ne sont plus seulement des gros bras mais des administrateurs. Ils sont confrontés aux mêmes problèmes que les compagnies avec lesquelles vous faites affaire Carmilla. Les problèmes de croissances, de gestions, d’emprunts, de liquidités, ce qui implique des prises de décisions, etc.
Qui plus est, ce que je trouve intéressant dans ce livre, c'est tout le côté humain, social, de ces gens qui vivent dans un milieu très particulier ; la campagne. Comme par exemple ces gens qui arrivent de l'extérieur qui achètent des propriétés, mais qui demeurent des étrangers, qui ne s'intègrent pas dans leur nouveau milieu. Dans ce récit se sont des anglais, mais cela pourrait être n'importe qui. Exemple les gens de Montréal qui arrivent dans les Canons de l'Est et qui achètent des propriétés en campagne et qui après leur aménagement se plaignent que cela sent le fumier. Le producteur qui possèdent 2,000 porcs, il faut bien qui l'étende son fumier !
Ce que j'ai trouvé dans ce récit, se sont des noms de familles, comme les Gendreau, les Bergeron, des noms que l'on retrouve au Québec. Le port de La Rochelle n'est pas très loin. Il y a eu des français à l'époque qui se sont embarqués pour ne plus revenir. Ils ont vécu et sont morts en terre d'Amérique. Pardonnez-moi Carmilla, mais je trouve la chose excitante. C'est universel et ça vient me chercher au plus profond de mes tripes. En cela je salue Enard, il sait de quoi il parle, il est né dans cette région et si le hasard nous était favorable, je pourrais me retrouver avec Enard et avoir une délicieuse discussion. C'est cela, être humain, sans frontière, avec toutes nos différences, dans le passé comme dans le futur, ce que ne manque pas de souligner Enard en plongeant dans le passé des ancêtres de ses personnages. Ça je ne m'y attendais pas.


Comme de quoi, que les bizarreries et les dissidences peuvent nous conduire loin !

Merci de vos commentaires Carmilla !

Bonne nuit pour ce qu'il en reste.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Sincèrement, je connais très mal le monde rural. La campagne pour moi, c'est limité au Parc Monceau où on peut quand même croiser quelques hérissons, un héron et, curieusement, des perruches à collier (suite à une évasion massive lors d'un transport aérien). Ces oiseaux d'Afrique se sont curieusement adaptés à la région parisienne.

Mais je crois que le monde rural n'a absolument plus rien à voir avec ce qu'il était il y a quelques décennies. Le folklore et la pauvreté qui l'accompagne ont largement disparu. C'est devenu le temps des entrepreneurs. On y a gagné quelque chose (sur le plan économique) mais on a perdu autre chose (sur le plan culturel). Un ancien monde a carrément été englouti.

Le livre de Mathias Enard m'a intéressée parce qu'il montre bien ce basculement. J'ai été particulièrement impressionnées par les descriptions culinaires (j'y étais même complétement larguée mais c'est dans ce domaine que je comprends que je ne pourrai jamais devenir Française).

J'ai enfin été étonnée parce que ce bouquin de Mathias Enard diffère complétement des précédents. Un écrivain fascinant, très impressionnant, multi-culturel, sûrement l'un des plus grands aujourd'hui.Savez-vous qu'il parle parfaitement une multitude de langues, notamment le persan et l'arabe ?

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !
Dès les premières pages, on sent qu'il va se passer quelque chose, qu'on ne traverse pas cet ouvrage au pas de course.
La description du banquet est une véritable pièce d'anthologie. Les discours et les chants sont magnifiquement écrits. L'étalage des mets m'a fait saliver. Facile pour moi de retrouver mes ascendances françaises. Les québécois ont de qui retenir ! Le tout est mélangé à des questions philosophiques qui touchent autant la vie et surtout la mort. Normal, c'est leur fond de commerce. Toute la question est de trépasser, mais comment trépasse-t-on ? Enard y joint a son récit une citation de Caton que j'ai retenu :

« Tu n'as rien à gagner, Ô Fortune, à traverser toutes mes entreprises ; jusqu'ici ce n'est pas mon indépendance, c'est pour celle de tous que j'ai combattu. Ce que j'ai voulu si opiniâtrement, ce n'était pas de me rendre libre, mais de vivre au milieu d'hommes libres : maintenant que le salut du monde est désespéré, Caton va assurer le sien. »

Caton avant son suicide
Tiré de : Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, page 252

J'aime les livres qui traitent de l'universel, peu importe le pays, l'époque, la croyance, pour pénétrer dans l'homme vulnérable prisonnier de ses torpeurs. Tu ne peux pas écrire un tel ouvrage si tu ne possèdes pas une solide culture générale. Je ne suis pas surpris qu'il parle plusieurs langues.

Tant qu'à l'univers rural, il est méconnu par les citadins, ce qui est normale dans les circonstances. On ne s'improvise pas cultivateur. L'autre point pertinent que vous soulignez, cette perte des traditions versus ce qu'on gagne économiquement fait débats dans le monde agricole. Lorsque je parle d'écologie, voilà un choix devant lequel nous ne pouvons nous dérober, globalement nourrir 7.5 milliards d'êtres humains, ce qui n'est pas une mince affaire, ou bien, vivre reclus dans des valeurs ancestrales coupées de l'évolution. Voilà les défis devant lesquelles nous nous retrouvons.

Merci, madame Carmilla

Ce livre est en train de faire mon automne

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

J'ai aussi été épatée mais dépassée par la description du banquet qui suppose une culture culinaire française que je n'ai pas. Est-ce que cela est évocateur au Québec, est-ce qu'on y connaît bien la cuisine française ?

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Oui, c'est très évocateur parce les Québécois sont de bonnes fourchettes, ils se rendent en France à cause de la langue, mais aussi pour la table. La France a une réputation international en ce qui concerne la cuisine, et ce n'est pas rien. Nous avons des liens culturels, mais aussi, des liens culinaires et sensuels comme l'écrit si bien Enard. Qui plus est la France est un pays de cocagnes par la diversité de ses produits. En plus de connaître la cuisine française, les québécois ont développé des goûts pour la cuisine de d'autres pays, en autre celle du Vietnam, (cuisine d'une grande finesse), faire bon avec peu. Naturellement avec la venue des Italiens nous avons connu leur cuisine, sans oublier la vraie cuisine chinoise qui n'a rien à voir avec la cuisine chinoise américaine. Pour les Québécois, il y a eu une grande évolution au cours des cinquante dernières années. Nous avons évolué en nous ouvrant sur le monde. Pendant longtemps les québécois ont vécu pour la quantité, il fallait passer l'hiver, alors ont entreposait tout ce qu'on trouvait, des champs de pommes, en passant par les navets et carottes, et les boucheries d'automne. Il n'y a rien mieux que l'hiver pour conserver la viande. On allait en forêt pour les petits fruits, fraises, framboises, et bleuets, et que dire de la grande spécialité des québécois, le sirop d'érable. Et croyez-moi ce genre de sucre est unique, personnellement il n'y a que le miel du même niveau. S'ajoute les pommes très diverses, fruits du travail d'une certaine classe de producteurs agricoles très particuliers, reste les fruits de mer, les poissons, la viande sauvage, et j'en passe, parce que je vais en parler pendant toute la journée. Je dirais que de gros mangeurs, les québécois sont devenus des gourmets. Moi, je me reconnais très bien dans le banquet des fossoyeurs, assez pour relire ces pages. Je me voyais faire parti de cette table. J'aurais bien aimé savourer un bon calvados.

Je trouve dommage, qu'habitant la France vous n'êtes pas intégré dans sa culture culinaire. Je ne porte pas un jugement, c'est juste un constat.

Parce que la cuisine c'est aussi la culture et une bonne table prépare bien à la culture.

Et, je ne vous cacherai rien, après le repas, j'aime les longues discussions devant la table ravagée, où je me livre à mes longs commentaires, où les discussions n'ont plus de fin.

Bonne fin de journée
Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard pour ces informations sur le Québec,

J'avoue ne pas aimer le miel donc le sirop d'érable, je ne sais pas.
Le Calvados, ça peut être effectivement un alcool exceptionnel mais c'est, je crois, comme le cognac : le pire y côtoie souvent le meilleur.

Sinon, je connais bien sûr la cuisine française et l'apprécie mais je suis incapable de la pratiquer. Une cuisine, c'est comme une langue, ça s'apprend dans l'enfance.

En revanche, je suis capable d'évaluer tout de suite une cuisine slave mais je reconnais que ça n'est pas du même niveau.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Les textes de Richard, bien que longs, en effet, sont en général très beaux, attachants, inspirés.
C'est un peu comme s'il tenait un blog dans votre blog...

Je l'encourage à tenir lui-même un blog, avec ses beaux textes, éventuellement illustrés de photos de sa vie quotidienne. J'aurais plaisir à le lire.

Quant à la technologie, je m'étonne souvent de mon exaspération par rapport aux smartphones, de voir ces armées de gens, dans tous les endroits publics, tête baissée sur les écrans, pianotant sans cesse. Pourquoi ça m'étonne autant, me consterne, me met en colère ?

Il est vrai que chez moi, je suis souvent sur mon ordinateur portable, mais pour lire des articles, voir des documentaires, des vidéos, des infos. Mais dès que je suis en dehors de chez moi, je suis sans écran, sans connexion...

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

Je me suis permis de transférer votre message sur le post suivant. Je ne réponds ici qu'à votre 2 nd point.

Je comprends mal, comme vous, tous ces gens qui consultent sans arrêt, en public, leur smartphone. Je suis personnellement tellement assommée de mails dans ma vie professionnelle que je suis contente lorsque je peux souffler un peu.

Et puis c'est vrai qu'un smartphone n'apporte rien de plus qu'un ordinateur (hormis la fonction GPS). C'est vraiment la grande évasion dans le virtuel. Pourtant le spectacle de la rue est souvent passionnant.

Bien à vous,

Carmilla