samedi 7 décembre 2019

La peur


 J'ai déjà dit que j'appréciais d'aller voir des films d'horreur-épouvante.

Dans mon entourage, surtout féminin, c'est généralement mal compris. "T'es vraiment bizarre", on me dit. "Moi, je peux pas supporter". C'est vrai que ça me retourne aussi et que je dois parfois fermer les yeux. Et puis, c'est souvent des mauvais films.


Mais il paraît que voir des films d'horreur, c'est plutôt conseillé: ça aiderait à mieux maîtriser ses émotions et sa peur.

La peur, c'est vraiment étonnant. De prime abord, c'est très simple. Une émotion brute, quasi animale, liée à l'imminence d'un danger. Un réflexe de survie. On a peur parce qu'on craint pour soi, pour sa vie.


On croit donc que ça peut s'expliquer très facilement. La peur n'a rien à voir avec l'angoisse par exemple dont l'objet est mal cerné. La peur, elle, elle identifie bien ses objets et ses monstres, tous liés à un danger. Du reste, il n'y a quasiment pas de littérature ou d'études consacrées à la peur. La psychanalyse, la psychologie, l'évoquent à peine. C'est trop simple, trop animal, on a vite fait le tour du sujet.


Ça se complique quand on se met à recenser les situations qui nous font peur.

Moi, par exemple, j'ai le vertige, j'ai peur du vide. Monter au premier étage de la Tour Eiffel ou dans les tours de Notre-Dame (c'est plus difficile aujourd'hui), c'est une épreuve pour moi. On ne me fera jamais faire d'alpinisme.


De même, je suis plutôt bonne nageuse mais en piscine uniquement. Les lacs, les rivières, la haute mer, je trouve ça inquiétant. Toutes ces eaux troubles, j'ai l'impression qu'elles ne renferment que des horreurs. Les fonds marins, ça ne m'inspire vraiment pas.

J'ai peur aussi de la machine bureaucratique. Que je perde mes papiers d'identité, qu'on ne reconnaisse plus ma nationalité française, qu'on me renvoie en Ukraine. Qu'est-ce que je ferais là-bas ? J'y serais perdue.


Ou bien qu'on ne me soupçonne de malversations financières ou d'avoir fraudé le fisc. Qu'on m'impose alors une amende exorbitante qui me mettra sur la paille.

Et puis comme tout le monde, j'ai peur de la maladie. Je me tripote sans cesse l'aine, les seins, je suis angoissée par mes règles, régulières, irrégulières.


Au delà de ma simple personne, il y a tous les gens qui ont peur de se faire agresser, violenter, voler; tous ceux qui ont peur d'animaux généralement inoffensifs, peur de voyager en voiture, en avion, peur de se perdre complétement dans un pays inconnu dont on ne parle pas la langue, peur d'y être enlevé, jeté dans une prison répugnante.


Et ça s'étend encore. Il y a les grandes peurs de disparaître, d'être oublié de tous, abandonné en un lieu hostile; et la peur de l'autre, de l'étranger (matrice du racisme), de l'autre sexe. Il y a enfin l'énigmatique peur d'échouer bien sûr mais surtout de réussir par refus, inquiétude, de supplanter ses parents.


On se rend ainsi compte que la peur est le plus souvent irrationnelle et qu'elle se tisse largement d'imaginaire. Les dangers sont surtout fantasmés et on n'est donc pas si animaux que ça.

Et puis nos réactions sont disproportionnées: on tremble, on pâlit, on transpire, on s'évanouit, ce qui est contre-productif... Souvent même la peur s'installe à domicile, devient permanente. Il faut bien le reconnaître: on vit aujourd'hui dans un monde de plus en plus frileux, timoré. L'esprit d'aventure, de découverte, d'entreprise, s'efface. Il n'y a plus de héros.


C'est aussi très frustrant parce que je sais bien que si je ne parviens pas à franchir le rideau de la peur, je me prive aussi de la possibilité de découvrir autre chose. La peur est en effet d'abord répulsive mais elle est aussi attirante, séduisante. Elle agit aussi avec son contraire, le désir. Les explorateurs, les conquistadors, savent bien cela mais aussi les grands amoureux: c'est l'attirance pour les têtes brûlées, les gens hors-normes.

Comment comprendre cette peur qui se généralise alors que l'on vit dans un monde de plus en plus protégé et sécurisé ? Un monde où la violence et le crime sont en régression continuelles.


J'ai essayé de savoir quel était l'état d'esprit des gens qui ont traversé de véritables périodes d'épouvante : les terreurs nazie et stalinienne par exemple. Chaque jour, chaque individu était exposé à la mort comme un lapin sur un champ de tir. On n'était jamais sûr de rentrer chez soi le soir. La préoccupation première était bien sûr la survie quotidienne mais la peur n'était pas le principal sentiment. On savait surtout qu'elle pouvait être mauvaise conseillère et signer notre perte. Paradoxalement, c'était l'instinct de vie qui dominait, s'affirmait tout puissant. Et ça explique souvent que ceux qui ont vécu ces instants dramatiques ne les considèrent pas de manière entièrement négative : plutôt avec une pointe de vive émotion et non une irréparable douleur et affliction. Ils se sont sentis plus profondément humains à cette époque.


Notre peur, la peur moderne, est donc bien souvent déconnectée de tout danger imminent. Certes on peut dire que toutes les situations de peur évoquées relèvent de l'angoisse générale de la mort qui signe l'espèce humaine. Mais ça ne nous avance pas beaucoup.

Il semble en fait que tous les sentiments de peur que nous éprouvons aujourd'hui, généralement irrationnels, sont là à la place d'autre chose. On redoute en fait ce qui nous rappelle quelque chose. Derrière la peur, se cache le souvenir d'émotions fortes, insupportables, dont la résurrection effraie. En bref, derrière la peur se cachent souvent d'autres peurs d'origine infantile.


Si on est si peureux aujourd'hui, c'est surtout parce qu'on redevient de plus en plus des enfants. On aime bien reproduire cette situation où on était dépendants de l'autre, où on avait besoin de son entière assistance, où le monde extérieur était inquiétant et plein de dangers, où on redoutait surtout d'être abandonnés.


En se recroquevillant sur son passé, on a l'impression de retrouver une certaine forme de sécurité. Et la société toute entière nous encourage à cette démarche. On vit ainsi aujourd'hui dans des États maternants et surprotecteurs, disposés à nous rassurer et à anticiper nos moindres désirs de manière à les tuer. Une grand État matriarcal couvant ses enfants comme d'inoffensifs poussins, c'est la société contemporaine.


Certes, c'est une situation dont on peut s'accommoder, on s'assure ainsi une vie plus calme, plus tranquille. Pour vivre heureux, vivons dans la pétoche ! Mais les passions infantiles sont parfois effrayantes : le narcissisme, la peur de l'autre, l'exigence de satisfaction immédiate, la cruauté en toute indifférence.

Personnellement, je ne regrette nullement mon enfance. Devenir adulte, c'est aussi s'affranchir des dépendances, c'est conquérir sa liberté sans le secours et les recommandations d'autrui.


Images de  Maria Iakunchikova (1870-1902), Zdzislaw Beksinski (1929-2005), Boris Kustodiev (1878-1927), Mstislav Doboujinsky (1875-1957), Francisco de Goya (1746-1828), Odilon Redon (1840-1916), Edvard Munch (1863-1944), Francis Bacon (1909-1992).


J'avais, en mars 2018, communiqué la liste de mes films d'horreur préférés. Je me permets de la rappeler ci-dessous, légèrement actualisée :

-"Under the skin" (2013) de Jonathan Glazer
- "Audition" (1999) de  Takashi Miike
- "Triangle" (2009) de Christopher Smith
- "Morse" (2008) de Tomas Alfredson
- "Malveillance" (2011) de Jaume Balaguero
-"Grave" (2016) de Julia Ducourneau
- "Dans ma peau" (2002) de Marina de Van
-"The Neon-Demon" (2016) de Nicolas Winding Refn
-"Love Hunters" (2016) de Ben Young
-"Trouble Every Day" (2001) de Claire Denis
-"Ils" (2006) de David Moreau
-"Le locataire" (1976) de Roman Polanski
-"La nuit a dévoré le monde" (2018) de Dominique Rocher
-"The house that Jack built" ( 2018) de Lars Von Trier


Voilà de quoi vous maintenir éveillé durant vos longues nuits d'hiver mais je précise que tous ces films sont parfaitement supportables. S'il est une héroïne à la quelle je me suis identifiée à fond, c'est celle d'"Under the skin", interprétée en l'occurrence par Scarlett Johansson.

Et puis, comme j'ai évoqué l'humiliation la semaine dernière, je vous recommande vivement le film d'Ulrich Seidl : "Import/Export". On le trouve facilement sur Internet gratuitement et en full. Ça se passe en Ukraine et en Autriche. Cette fois-ci, Olga c'est moi ! Donnez m'en des nouvelles.

17 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Carmilla,

très beau billet sur lequel j'ai beaucoup de choses à dire. J'y reviendrai plus tard mais je me suis souvenu, en vous lisant, des mots de Krishnamurti sur la peur, même si je sais que cette "littérature" n'est pas votre tasse de café. Pour lui, la peur est une émotion étroitement corrélée au confort et au besoin de sécurité, ce qui permettrait d'expliquer pourquoi nos contemporains (et moi-même) sommes aussi trouillards.

Sinon, je voulais aussi vous mettre en garde parce qu'en remontant le temps du matin comme vous le faites, vous allez bientôt écrire le vendredi soir (je plaisante).

Bien à vous.

Alban

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Alban,

Je ne sais pas si Krishnamurti est, ou non, ma tasse de café parce que, par défiance ou préjugé, je ne l'ai pas lu. Mais j'ai peut-être tort.

Je suis bien sûr quelqu'un de nocturne mais du matin, ce qui veut dire que je me lève tôt. Arpenter une ville à 4 heures du matin est d'ailleurs très intéressant. C'est, en France, l'heure la plus calme et donc la plus mystérieuse. Les gens que l'on croise (qui débutent la journée) ne sont pas du tout les mêmes qu'à 3 heures (ils finissent la journée).

Je m'occupe donc généralement de mon blog en prenant mon petit déjeuner et en me maquillant.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Personnellement, je ne regrette nullement mon enfance. Devenir adulte, c'est aussi s'affranchir des dépendances, c'est conquérir sa liberté sans le secours et les recommandations d'autrui.

Bonjour Carmilla !

Pour emprunter ce chemin difficile mais passionnant, il faut apprivoiser ses peurs et ses angoisses. Ce paragraphe résume bien ma vie. Ce qui nous appelle au dépassement. La joie de traverser à la nage un lac pour la première fois. La première plongée sous-marine en eau libre. Première plongée sous la glace où vous levez la tête pour regarder les bulles d'air qui se logerons sous le plafond de glace. Une première nuit sur une montagne dans un mètre de neige avec un ciel clair criblé d'étoiles. Le premier vol solo, lorsque l'instructeur vous met la main sur l'épaule en vous disant : OK, tu y vas seul. Cette longue marche en forêt qui vous conduira à destination tout en sachant que vous renterez une fois la nuit tombée. Vous sentez cette confiance qui augmente à chaque fois que vous traversez le frontière de la peur, que vous repoussez l'angoisse sur une toiture en pente avec une feuille de tôle dans une main, des outils plein le sac et que l'échelle semble plus branlante à chaque barreaux que vous franchissez. Une fois les réparations effectuées, que vos pieds foulent à nouveau la terre ferme, et que le frisson s'atténue laissant la place à une grande satisfaction, vous savez que la peur s'efface et que la confiance en soi augmente jusqu'au prochain défi, parce qu'il y aura toujours des défis nouveaux, étranges, inexplicables et déstabilisants, où est embusqué la peur. Nous pensons souvent à cette peur une fois que nous l'avons traversée, c'est après coup, lorsqu'on y réfléchit que nous avons peur. Ces passages, tu ne peux les vivre que dans la solitude, c'est toi et toi seul qui peut te tirer d'affaire. Arrive un moment, où il n'y a personne pour t'aider. C'est entre toi et le destin. J'ai refusé la vie morne en usine ou en bureau, parce que je voulais tout simplement vivre dans les grands espaces ; et ce fut la meilleure décision de ma vie. Nous naissons tous fragiles à l'exemple des aigles qui naissent tous poussins et devenir n'est pas facile, surtout pour le plus grand prédateur : l'homme. Loin de regretter ce que j'ai vécu, lorsque j'y pense et que sans efforts les souvenirs remontent, je me dis que j'aurai eu une vie intéressante, que j'aurai vécu à fond et que ce n'est jamais terminé avant de mourir.

Carmilla, merci pour votre texte.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard pour la description de vos expériences de franchissement de la peur.

Mais j'exprimerai tout de même une réserve: il n'est pas illégitime d'éprouver un sentiment de peur dans les situations que vous évoquez. Et je puis préciser que vous ne me ferez pas faire de plongée sous la glace ou de promenade sur un toit en pente. Idem pour des "sports" comme le deltaplane, le parachute ascensionnel, le saut à l'élastique, le rafting, etc... Je tiens à ma peau et je suis rationnelle. D'ailleurs, je ne pense pas qu'il s'agisse de sports mais de distractions concoctées par des sadiques institutionnels.

Quand la peur répond à un danger objectif, je ne trouve rien à redire. C'est même un instinct de survie qui est sain.

Mes objections portent plutôt sur la peur moderne qui, elle, est déconnectée de toute rationalité et de tout lien avec un danger précis. C'est la peur générale du monde, du hasard, de l'aventure, de l'autre. C'est un besoin infantile de protection, de maternage, une attitude dont il m'apparaît important de se défaire.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

De l'humiliation à la peur en passant par Thomas Piketty.

Bonjour madame Carmilla.

Merci pour votre commentaire. L'expression « sadiques institutionnelles » m'a bien fait rire. Je ne l'avais jamais entendu. Le hasard, le monde et les institutions ne me cause pas de problème, j'ajouterais que c'est moi qui leur cause des problèmes.

J'avance dans la lecture du : Capital et idéologie de Piketty. Solide le bonhomme, impeccable en histoire, remarquable pour les informations, instructif, un travail colossale auxquels ont participé de nombreux collaborateurs : mais aussi dérangeant et déstabilisant.

« L'inégalité moderne se caractérise également par un ensemble de pratiques discriminatoires et d'inégalité statutaires et ethno-religieuse dont la violence est mal décrite par le conte de fées méritocratique, et qui nous rapproche des formes les plus brutales des inégalités anciennes dont nous prétendons nous distinguer. On peut citer les discriminations auxquelles font face celles et ceux qui n'ont pas de domicile ou sont issus de certains quartiers et origines. On pense aussi au migrants qui se noient. Devant ces contradictions, et faute d'un nouvel horizon universaliste et égalitaire crédible permettant de faire faire aux défis inégalitaires, migratoires et climatiques à venir, il est à craindre que le repli identitaire et nationaliste fasse de plus en plus souvent figure de grand récit de substitution, comme cela a pu se voir en Europe au cours de la premières moitié du XXe siècle, et comme cela se manifeste de nouveau en ce début du XXI siècle dans différentes parties du monde. »
Thomas Piketty
Capital et idéologie
Page -14-

Piketty ne se cache pas. Il sort à découvert dès les premières pages, et même il pousse le bouchon de vous dire dans son introduction, vous pouvez passer à la conclusion à la fin du livre pour vous épargner la lecture de ces 1,200 pages qui tassées. Ce qui dans les faits vous auriez tort de faire, parce que c'est une grande lecture qui se transforme en grand voyage.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

De l'humilité à la peur en passant par Piketty
Piketty ajoute quelques pages plus loin :

« L'inégalité n'est pas économique ou technologique : elle est idéologique et politique. Telle est sans doute la conclusion la plus évidente de l'enquête historique présenté dans ce livre. Autrement dit, le marché et la concurrence, le profit, le profit et le salaire, le capital et la dette, les travailleurs qualifiés et non qualifiés, les nationaux et les étrangers, les paradis fiscaux et la compétitivité, n’existent pas comme tels. Ce sont des constructions sociales et historiques qui dépendent entièrement du système légal et fiscal, éducatif et politique que l'on choisit de mettre en place et des catégories que l'on se donne. Ces choix renvoient avant tout aux représentations que chaque société se fait de la justice sociale et de l'économie juste, et des rapports de force politico-idéologiques entre différents groupes et discours en présence. Le point important est que ces rapports de force ne sont pas seulement matériel : ils sont aussi et surtout intellectuels et idéologiques. Autrement dit, les idées et les idéologies comptent dans l'histoire. Elles permettent en permanence d'imaginer et de structurer des mondes nouveaux et des sociétés différentes. De multiples trajectoires sont toujours possibles. »
Thomas Piketty
Capital et idéologie
Page 21-

Autrement dit, l'argent, c'est une convention au même titre que le calendrier, l'alphabet, et les poids et mesures.
Alors, nous gouvernons nos conventions, ou bien, on se laisse mener par elles.
Un autre exemple, prenons deux pays que vous connaissez bien. La Suède et La Russie, qui ont pris chacun une direction différente voilà un siècle, ce qui s'appelle des décisions politiques nonobstant les circonstances historiques. La Suède du XIXe siècle n'était pas plus égalitaire que ne l'était La Russie des Tsars.
Quand est-ce que le Québec a commencé à prospérer ? Lorsque le gouvernement à mis en place, un système d'éducation potable, qu'il a créé l'assurance santé universelle, nationalisé les compagnies d'électricité, et institué un fonctionnariat professionnel hors du patronage politique. Tout cela se sont des décisions politiques. Elle précède la phase de financement. Après, tu peux toujours trouver l'argent, mais pour trouver l'argent, ça prend des décisions politiques. Certains prêteurs sont prêts à se prostituer pour vous en prêter.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

De l'humilité à la peur en passant par Thomas Piketty

Demandez aux Québécois, s'ils sont prêts à se départir de l'Hydro-Québec en le vendant à l'entreprise privée ? Poser la question s'est y répondre.
Le Maître d’Oeuvre de la nationalisation des compagnies d'électricité aura été René Lévesque, qui deviendra plus tard Premier Ministre de la province. En 1962, il était Ministre des Ressources Naturelles. Il a été obliger de se battre dans son propre parti politique : Les Libéraux, pour les convaincre que c'était une bonne affaire. Après, il lui a fallu convaincre ses concitoyens. C'était un excellent vulgarisateur. Il a empoigné sa pile de papier, il a remplie ses poches de craies, et les tableaux noires sont devenus ses champs de bataille. Tout le monde a compris assez rapidement, dans cette furieuse campagne électorale de 1962, que ce projet était réalisable pour le bien commun. Que c'était un puissant levier économique donc d'émancipation.
Je vais faire une chose que je n'ai jamais penser faire.
Hier, j'ai reçu mon compte d'électricité, que je vais étaler.
Pour 62 jours de consommation, du 3 octobre au 3 décembre, j'ai utilisé 1,104 kilowattheure, ce qui m'a coûté $106.15, ce qui me revient journalièrement à $1,71, pour le chauffage, la cuisinière électrique, l'éclairage, et autres appareils domestiques. Trouvez-moi un pays qui pourrait m'en donner autant ?
Le voilà le résultat d'une décision politique.
Lorsque je lis et relis les deux citation de Piketty que je viens de recopier, ça m'interpelle immédiatement, je sais ce que cela signifie dans la plus pure et la plus totale réalité terre à terre. Ce n'est pas d'autre chose que de la politique. Mais pour ce faire il faut avoir le courage de ses opinions, il faut avoir une structure démocratique qui se tienne ; autrement, tu fais comme la dame dans le film Import/Export, tu transportes ton eau en bidon pour remplir ton bain et tu te mouilles de jouissance dans ton inégalité.
Aucune vantardise dans mes propos, mais je pense que ce que nous avons réussi comme peuple francophone en Amérique du Nord, à juste titre, nous pouvons en être fier, et cela est à la porté de n'importe quel autre peuple sur cette terre. Rêver, puis dresser des plans, c'est déjà de l'idéologie.
Après avoir relu votre texte d'octobre dernier sur Piketty et son livre, je suis obligé de constater, que sur ce sujet, nous sommes en parfait désaccords.
Pour une fois que nous avons un essayiste, qui sort des sentiers battus, nous pourrions peut-être le lire avec attention.
Richard St-Laurent

Richard a dit…

De l'humilité à la peur en passant par Piketty

Piketty termine la deuxième citation par cette petite phrase tout simple mais lourde de sens :

« De multiples trajectoires sont toujours possibles».

Comme le disait souvent René Lévesque : Si je vous ai bien compris toutes les portes sont ouvertes, toutes les possibilités multiples sont possibles. Ce qui se reflète dans cette question que Piketty pose :

Qu'est-ce qu'une idéologie ?

« Une idéologie est une tentative plus ou moins cohérente d'apporter des réponses à un ensemble de questions extrêmement vastes portant sur l'organisation souhaitable ou idéale de la société. »
Thomas Piketty
Capital et idéologie
Page -16-

Cela dépasse largement ce stérile débat gauche/droite que vous entretenez en Europe et qui vous paralyse. Une idéologie cela dépasse, le capitalisme, le communisme, le socialisme, le libéralisme. Piketty nous invite à beaucoup plus que cela, et j'ai hâte, en me pressant lentement dans cette lecture que je savoure, de lire ses propositions. Il se peut bien, que je n'accepte pas ses solutions, mais ce n'est pas là l'important ; car l'important, dans cette lecture, c'est le cheminement. Je sens, encore une fois, comme humanité, que nous nous dirigeons vers quelque chose d'inédit, de nouveau et peut-être de déstabilisant, où les humiliations d'hier devrons être oubliés, la peur d'aujourd'hui dompté, là où la réussite est assise sur le même banc que l'échec. Dans les faits, c'est juste un essai, mais un essai qui en vaut la peine, un essai solide.

Dépasserons-nous, nos inégalités ; ou bien, est-ce que ces elles qui nous enterrerons ?

Bonne soirée Carmilla

Richard St-Laurent

Anonyme a dit…

Bonjour Carmilla,

Je n'apprécie pas particulièrement les films d'épouvante, même si j'en ai vu un certain nombre ado. En fait, certains m'ont tellement marqué que j'ai peur d'y retourné (Le silence des agneaux, Seven, etc.).

Adulte, je crois avoir de moins en moins de peurs mais il en reste. J'ai toujours peur de mal faire et ai du mal à apprécier objectivement la valeur de ce que je réalise. C'est un problème de confiance, assurément. J'ai peur des rongeurs et des chiens. Mais pas des aventures ou des sensations fortes, voire très fortes, dans tous les domaines.

Vous avez raison à propos des institutions maternantes qui prennent en charge le "danger potentiel" en le transformant en risque permanent. C'est toute la logique assurantielle qui est en cause. Vous rejoignez pour moi ce que dit Krishnamurti à propos du confort et du besoin de sécurité. Ils créent des peurs ab initio, sans fondements réels, entretenant un climat où l'individu, trop plein, craint toujours de perdre.

Cela contraste évidemment avec la dévastation des sociétés totalitaires et je me rappelle très bien à ce propos de l'humanité qu'on trouve dans les dernières pages de l'Etre sans destin de Kertész.

Bien à vous.

Alban

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,
Pas facile de vous répondre dans le cadre de simples commentaires. Quelques remarques néanmoins dont il faut excuser le caractère lapidaire.

- Piketty « solide », « impeccable », « remarquable ». En dépit de 1 200 pages laborieuses, il réussit le tour de force de ne jamais définir précisément les revenus, le capital, le patrimoine. Il préfère entretenir l’imprécision et on ne sait jamais sur quel plan on se situe précisément. Ca permet de gonfler les inégalités pour les besoins de la démonstration. Il y échoue d’ailleurs parce que son livre démontre exactement le contraire de ce qu’il avance : les inégalités se sont en fait considérablement réduites au cours des derniers siècles et cela dans tous les pays du monde.

- La page 14 que vous citez m’apparaît démagogique et pourrait prêter à sourire. Ce n‘est vraiment pas sérieux, ça peut juste impressionner un jeune étudiant exalté qui envisage de refaire le monde. J’avais compris que vous aviez apprécié Pinker mais je me demande comment vous pouvez maintenant faire cohabiter Pinker et Piketty.

Carmilla Le Golem a dit…

- S’agissant de la page 21, Piketty « renverse » en effet Karl Marx. Chez lui, les superstructures commandent les infrastructures, les idéologies modèlent le système économique. Mais même si c’est à l’envers, ça demeure du Marx avec l’identification du « déterminant en dernière instance » d’une société. L’approche de Piketty est extrêmement réductrice et nous empêche surtout de comprendre les mécanismes de production de la richesse (qui m’apparaissent tout de même antérieurs à la formation des idéologies).

- Bien sûr que le Canada peut être fier de sa réussite économique. Mais je crois que celle-ci est à mettre davantage au crédit de l’esprit d’initiative de sa population et de ses entrepreneurs dynamiques qu’à des décisions politiques. La Révolution, ce n’est pas le peuple qui la conduit mais c’est le capitalisme lui-même qui la fait. Le Capitalisme est plus révolutionnaire que le peuple parce qu’il est porteur d’une force créatrice et qu’il balaie toutes les situations acquises.

Carmilla Le Golem a dit…

- Oui, je connais bien les économies russe et suédoise. Mais je le précise tout de suite : les sociétés de l’Union Soviétique et de ses satellites étaient, contrairement à l'opinion commune et au mythe d'une "nomenklatura", beaucoup plus égalitaires que les sociétés scandinaves même si c’était une égalité dans la misère. En outre, la propriété y avait été quasiment abolie (ce que Piketty a inscrit dans son programme avec son projet de propriété sociale et temporaire). Ça explique qu'un Russe ne pouvait avoir aucunement l'idée d'investir et d'épargner. On sait quels ont été les brillants résultats économiques de l’URSS mais ça ne semble pas émouvoir Piketty. A cet égard, les dernières pages « programmatiques » de son livre sont d’une naïveté confondante. Je souhaite bien du plaisir aux pays qui s’inspireront de Piketty pour la conduite de leur politique économique.

En conclusion, je le souligne une nouvelle fois, Piketty est un historien intéressant mais sûrement pas un économiste.

Veuillez excuser ces propos tranchés mais l’économie est aussi une guerre intellectuelle.

Bien à vous
Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Alban,

Il y a certes beaucoup de mauvais films d'horreur qui me laissent insensible. Certains ont cependant une grande poésie et vérité humaine dans les quelles on peut retrouver ses propres angoisses.

La peur de réussir ou de ne pas réussir, c'est aussi une manière de continuer à vivre sous le regard de ses parents. Il en va aussi, c'est vrai, de notre propre assurance narcissique. Je crois que les hommes demeurent davantage soumis à la pression sociale et à l'exigence de réussite. Malgré tout, les femmes ont leur éventuelle beauté pour compenser (je sais que c'est affreusement réactionnaire ce que je dis).

Mais les femmes sont davantage entretenues dans la peur générale et omniprésente. C'est beaucoup lié à l'éducation. Je trouve ainsi que beaucoup de femmes, en France, ont peur de tout, à tout instant. Je pense que ce sont leurs parents qui leur ont appris à avoir ainsi peur. C'est dommage parce que c'est ensuite difficile à combattre.

Enfin, la force des sociétés totalitaires, c'est en effet l'apparente sécurité qu'elles offrent à leurs citoyens. Ne pas avoir à s'inquiéter pour son avenir, c'est un rêve pour beaucoup mais ça peut aussi se révéler un cauchemar.

Bien à vous,

Carmilla

Anonyme a dit…

Bonjour Carmilla,

je me suis mal exprimé. Il ne s'agit pas d'avoir peur d'échouer ou de ne pas réussir, mais d'une crainte plus diffuse de mal faire ou plutôt de ne pas faire assez. Sur ce terrain, humblement, je crois avoir réussi ce que j'avais à faire (professionnellement et personnellement) et ce qui se présente à moi ne m'effraie pas le moins du monde. Mes parents sont d'ailleurs, sur ce point, assez à l'écart, puisque je ne communique que rarement sur ce que je réalise, rate, ou réussit.

Cette peur de mal faire n'est donc pas associée à la réalisation d'un objectif ou d'un projet. Elle tient à l'absence de définition et de présentation des codes de la satisfaction dans l'enfance. Nous sommes nombreux à ne pas avoir suffisamment reçu de "valorisation" et, sur ce terrain de la confiance en soi, les femmes ne sont pas nécessairement mieux loties que les hommes.

Mais cela peut aussi constituer un moteur de performance, de dépassement de soi, d'abord pour obtenir un satisfecit dans le regard de l'autre, il faut être lucide, le plus souvent une jeune femme pour un jeune homme, puis plus tard dans l'apprentissage du contentement personnel. Le doute est sur ce terrain un moteur puissant. Mais il peut être aussi une entrave si on se laisse trop facilement dominer par un jugement extérieur apparemment négatif.

Aussi, avec l'âge, la peur restreint son périmètre, l'expérience étoffe ce qui apparaît comme juste, efficace, bon, beau.

De ce point de vue, nous sommes tous des apprentis. Me semble-t-il.

Bien à vous.

Alban

Richard a dit…

J'espère que votre sommeil est paisible.

Je ne vais pas au cinéma souvent ; et pour me faire sortir cela me prend quelque chose de solide.

Je suis allé voir aujourd'hui un film, Canada/France.

Sympathie pour le diable

Qui raconte la vie du reporter de guerre Paul Marchand, alors qu'il était à Sarajevo dans les circonstances que l'on connaît et qu'on ne devrait jamais oublier dans le catalogue des conneries humaines.

J'y suis allé voir ce film parce que j'ai lu et relu ses livres.

Genre de cinéma qui est plus que du divertissement.

Bonne fin de nuit

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Alban,

Effectivement, quand on a passé le cap des épreuves universitaires et trouvé un emploi qui vous convient à peu près, on a moins d'angoisses et de doutes. Mais c'est vrai qu'on n'est jamais pleinement satisfait. On se dit toujours qu'on est perfectible.

Et l'incertitude, la peur de mal faire, est sans doute un moteur. Mais beaucoup également s'égarent, n'arrivent pas à choisir et finalement abandonnent.

Mais au total, on n'a jamais fini de chercher à se réaliser. Je me demande sans cesse si je ne devrais pas essayer autre chose mais je butte toujours évidemment, sur des considérations financières.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

J'avais coché ce film dans la liste de ceux "à voir".

Mais il y a en ce moment une grève des métros à Paris et ça constitue un gros empêchement.

Pour ce qui me concerne, je vous conseille un film magnifique qui vient de sortir : "LILLIAN" de Andreas Horvath avec Patrycja Planik. C'est "Into the wild" au féminin. Le récit de l'errance d'une jeune russe (qui est en l'occurrence polonaise)qui essaie de rejoindre depuis New-York, seule et à pied, le détroit de Bering. Ça s'inspire d'une histoire authentique. Vous y retrouverez de magnifiques paysages que vous connaissez sans doute bien.

Bien à vous

Carmilla