samedi 24 juillet 2021

Image-Temps, Image-Mouvement

 

Depuis le déconfinement, j'ai retrouvé, en même temps que la piscine, ce qui faisait l'un des plaisirs de ma vie : le cinéma. Là encore, il y avait eu une interruption de presque un an.

La lecture et le cinéma, ce sont deux carburants essentiels pour moi. Si j'étais complétement privée de ça, je sombrerais, tout de suite, dans une dépression profonde parce que j'aurais l'impression d'une existence diminuée, appauvrie, une véritable "Peau de chagrin" balzacienne, sans autre horizon que le morne quotidien. J'éprouve en fait le besoin continu de vivre, par procuration, d'autres vies que la mienne. La petite cage de mon identité ne me suffit pas, j'ai besoin de m'évader, de respirer.

 Est-ce que la lecture peut se substituer au cinéma ou inversement ? Je ne le crois pas d'abord parce qu'on sait bien qu'une adaptation à l'écran d'une œuvre littéraire est généralement décevante : on a toujours l'impression d'une énorme contraction. Mais il ne faut pas non plus lire une grande œuvre après avoir vu son film. On n'arrive pas à affranchir notre imaginaire des rails posés par le film.


 Ce sont deux approches, deux perspectives différentes. Disons que le livre est analytique, découpant le réel en infinies petites touches. On est dans la lenteur, l'approche à petits pas. 

Le cinéma, lui, est dans la synthèse et la fulgurance. C'est sa rapidité même qui fait toute sa puissance de suggestion. Tout à coup, un seul plan peut ramasser une charge affective et érotique considérable. On a tous en tête quelques scènes inoubliables et sidérantes qui continuent de nous faire vibrer. Cette puissance de l'immédiateté, cette capacité à cristalliser, instantanément, une émotion, il faut reconnaître que la littérature ne la possède pas. Mais le cinéma n'arrive pas à atteindre, en revanche, la même complexité psychologique, il échoue à construire, avec la même richesse, des personnages, des héros, des êtres affrontant et rusant avec leur destin.

 Je me suis d'abord précipitée sur des films dits de "genre", "d'horreur": "La nuée" de Just Philipot, "Teddy" Antony Bajon et, évidemment, l'immense surprise du Festival de Cannes "Titane" de Julia Ducourneau. J'avais, en fait, besoin de films d'horreur, dont je suis généralement fan, après cette longue période d'incertitude liée au Covid. Et puis je dois dire que je deviens de plus en plus allergique au cinéma engagé, militant ou social. J'ai l'impression d'une version prolongée des informations télévisées, de cette vaste entreprise de normalisation-moralisation de la vie.

Je ne vais évidemment pas refaire l'analyse de ces trois films. Les critiques de la presse l'ont déjà fait avec beaucoup plus de talent que moi.  Je dirai donc simplement que je les ai beaucoup aimés. 

Mon goût pour les films d'horreur, vous allez peut-être me dire que c'est parce que je suis un peu détraquée, pas très nette, que je me complais dans le sombre et le glauque.

Inutile de chercher à me défendre. Je crois, en fait, qu'on est d'abord une énigme pour soi-même et qu'on n'arrête pas de se chercher. "Connais-toi toi-même", ça m'apparaît, d'emblée, une entreprise vaine. 

L'attirance pour les films d'horreur, ça ne relève donc peut-être pas d'un simple goût morbide.  Même si beaucoup ne le reconnaissent pas, on est tous assaillis par des monstres dans nos rêveries et fantasmes. On est tous parcourus d'impulsions érotiques, criminelles, sensuelles. On est littéralement hantés par d'effrayants fantômes : des morts, des animaux, des corps monstrueux.

Tous ces monstres, ils ont en fait été refoulés avec l'émergence de la condition humaine et ils en tracent ainsi les limites : toutes celles qui font qu'on est radicalement différents des morts et des animaux et qu'on a un corps sexué.

Éprouver l'horreur, c'est donc découvrir le champ immense de ce que nous avons occulté pour accéder à l'humanité.

Tout ce dont nous nous sommes séparés en établissant des frontières, en nous enfermant dans des cages protectrices, en nous assignant une identité fixe. C'est pour ça que la modernité devient furieuse. Elle est portée par un besoin avide d'élargir le champ de nos expériences et de retrouver, peut-être, l'indistinction primitive. Franchir les frontières, devenir une bête (un loup, un cloporte de Kafka),  un mort-vivant, un vampire, un hermaphrodite, c'est à la fois terrifiant et exaltant.  La fluidité du monde, on peut aussi s'y perdre complétement.

Dans le prolongement de ce post, je conseille :

- Gilbert Lascaux : "Le monstre dans l'art occidental"

- Gilles Deleuze: "Cinéma 1 : Image-Mouvement" (1983) et "Cinéma 2 : Image-Temps" (1985). Si on considère le seul objet cinéma, c'est évidemment un peu daté mais c'est au-delà l'ensemble de l’œuvre de Gilles Deleuze qu'il faut essayer de lire. Michel Foucault avait écrit : "un jour, pet-être, le siècle sera deleuzien". Ça semblait presque une plaisanterie mais ça s'est révélé exact. Gilles Deleuze a parfaitement prophétisé le monde moderne. J'estime néanmoins, à titre personnel, qu'on ne peut pas être deleuzien.

 

Et puis, quelques films que j'ai considérés comme de bonnes adaptations de chefs d’œuvre de la littérature :

- "Apocalypse Now" de Francis Ford Coppola (inspiré par "Au cœur des ténèbres" de Joseph Conrad, 

- "Cet obscur objet du désir"de Luis Bunuel (d'après Pierre Loüys :"La femme et le pantin"),

- "Journal d'une femme de chambre" de Benoît Jacquot et Luis Bunuel d'après Octave Mirbeau, 

- "Orgueil et préjugés" de Joe Wright (Jane Austen)

- "Tess" de Roman Polanski d'après Thomas Hardy, 

- "Out of Africa" de Sydney Pollack d'après le récit autobiographique de Karen Blixen

- "Nosferatu" de Werner Herzog, 

- "Le tambour" de Volker Schlöndorff.

- "Madame Bovary" de Claude Chabrol.


* Enfin, j'ai également bien aimé, récemment, "Benedetta" de Verhoven (même si ce n'est vraiment pas le meilleur Verhoven dont le chef d’œuvre est, pour moi, "Black Book") et "Bergman Island" de Mia Hansen-Love (sous réserve que l'on s'intéresse à Bergman et à la Suède).

* Et sur la liste de mes films d'horreur préférés, je renvoie à mon post du 10 mars 2018 : "Épouvante".

8 commentaires:

Nuages a dit…

D'une manière générale, j'évite les films d'horreur, qui peuvent vraiment m'effrayer, voire me traumatiser.

Mais j'ai vu "Teddy", des frères Boukherma, et je l'ai beaucoup aimé. Humour féroce et dévastateur, horreur animale venue du fond de la nuit et des forêts, le cocktail marche très bien. Les mêmes réalisateurs avaient produit "Willy 1er", où on voit un homme de 50 ans, obèse et inadapté social, qui joue d'ailleurs son propre rôle, aux prises avec la vie.

A part ça, depuis la réouverture des salles en Belgique, le 9 juin, j'ai vu et apprécié "Nomadland" de Chloé Zhao, une immersion dans le monde des nomades de la route aux USA, qui naviguent de boulot précaire et boulot précaire, au volant de leur maison à roues. Très fort. Tous les personnages jouent leur propre rôle, à l'exception de l'actrice principale, la remarquable Frances McDormand.

J'ai beaucoup apprécié aussi "Petite fille", de Sébastien Lifschitz, un documentaire au plus près d'une famille où un petit garçon s'identifie comme fille.

"Les 2 Alfred", de Bruno Podalydès, avec aussi son frère Denis et Sandrine Kiberlain, déjanté et féroce à souhait.

"Le discours", de Laurent Tirard, une petite comédie dramatique sans prétention, mais qui sonne juste.

"Kuessipan" enfin, un exceptionnel film québécois de Myriam Verreault, qui se déroule dans deux réserves indiennes près de la ville de Sept-Iles.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

"Teddy", j'ai l'impression qu'il n'a eu presque aucun succès à Paris. Dommage parce que le film est, en effet, plein d'humour et n'est pas vraiment effrayant.

"Petite fille", c'est effectivement excellent et ça permet de poser beaucoup de questions.

"Les 2 Alfred" et "Nomadland" figurent à mon programme.

Habituellement, vous êtes à Avioth à cette époque. Je suppose qu'on vient d'y inaugurer, dans l'enceinte du Grand Palais, un cinéma multiplexe.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Je vais moins souvent à Avioth, à présent. Près de huit mois sans y aller, pour raisons de covid et de l'insouciance de la maison communautaire par rapport à la pandémie. Depuis que je suis complètement vacciné, j'y suis retourné deux fois. Mais certaines personnes que j'appréciais particulièrement n'y viennent plus, pour diverses raisons.

Et puis, il y a eu mon échange de mails avec la commune, sur les mesures sanitaires, qui a été perçu comme une trahison par certains responsables du lieu, qui m'ont infligé une sorte de tribunal pour exprimer leur colère (plus ou moins rentrée). Les choses sont maintenant plus ou moins apaisées, mais j'ai rayé quelques personnes de mon paysage relationnel là-bas (je limite mes relations avec elles à "bonjour - bonsoir - merci - au revoir - passe-moi le sel").

Donc, je suis beaucoup plus présent à Bruxelles, ce qui me permet d'aller régulièrement au cinéma.

Carmilla Le Golem a dit…

Je comprends bien. Une maison communautaire, ça représente, de toute manière, un risque maximum dans un contexte de Covid. Je ne m'y aventurerais pas, même si je suis, bien sûr, vaccinée. Quant à l'évolution des relations humaines, ça fait partie des aléas de la vie; ça peut être décevant mais ça peut, aussi, être une chance d'évolution, avec la recherche d'autres amis.

Essayez, peut-être, de tester d'autres régions françaises. Je me suis rendue récemment dans le département de la Manche et je pense que ça pourrait vous convenir. Il y fait frais, il y a peu de monde et ça n'est pas snob, les paysages évoquent l'Irlande et il y a plein de chambres d'hôtes. Vous qui aimez la marche, vous pouvez faire tranquillement le "sentier des douaniers" : une vingtaine d'étapes, le long de la côte, de 15 à 25 kilomètres.

Ce n'est bien sûr qu'une suggestion,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Ces genres de films me laisse froid. La réalité de la vie dans horreur dépasse largement la fiction. Aucun intérêt. Je ne vais jamais voir ce genre de film. Peut-être parce que je suis moi-même un monstre.

Par ailleurs, je m’intéresse à ceux qui se régalent de ce genre de spectacle. Pourquoi les humains sont attirés par la morbidité? Est-ce une pulsion de mort?

Comment expliquer ce genre d’engouement? Vous par exemple Carmilla, vous allez voir ce genre de film et vous semblez en retirer de la satisfaction et même y prendre plaisir, pourtant vous vous refusez à nager en eau libre! Il y aurait des monstres, des sales bêtes, et des saletés dans les profondeurs selon vos dire. Comment expliquer ce paradoxe?

Merci pour votre texte

Richard St-Laurent

Nuages a dit…

Oui, c'est très tentant, la Manche, et son sentier le long de la côte. Et la fraîcheur ! Il faut que j'y pense, que ça mûrisse, que je me lance...

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Pourquoi y-a-t-il des gens qui, comme moi, apprécient les films d'horreur et d'épouvante ?

J'ai justement essayé d'expliquer cela dans mon post mais je n'ai visiblement pas été convaincante.

Je pense que subsistent, en chacun de nous, les impulsions de l'humanité "primitive"(le crime, la violence, l'inceste, le cannibalisme), impulsions refoulées et occultées par le processus de la culture. Freud a expliqué ça dans "Totem et Tabou".

Le film d'horreur permet justement d'appréhender ce que la civilisation a refoulé. C'est important d'avoir, ainsi, un accès à cette part obscure de nous-mêmes parce qu'à trop réprimer notre "sauvagerie", à en nier la réalité, le risque est plus grand d'en assister à l'explosion. Les guerres sont peut-être une conséquence de la répression trop forte de nos "instincts" par la civilisation. Là encore, c'est la thèse de Freud dans "Malaise dans la civilisation". Finalement, mieux vaut fréquenter une salle de cinéma que s'adonner au terrorisme.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Oui, Nuages, je vous conseille le département de la Manche,

Le sentier des douaniers n'est, en outre, pas désert. Vous pouvez y croiser des gens intéressants avec qui nouer conversation. Il y a, par ailleurs, tout au long, de multiples petits villages où vous pouvez vous approvisionner et trouver, facilement, une chambre. Sur internet, vous pouvez recueillir de multiples conseils.

Bien à vous,

Carmilla