samedi 16 avril 2022

Les somnanbules

 
La compassion, la solidarité avec les autres, l'amour du prochain, est-ce que c'est sans limites ou bien est-ce que c'est sélectif, réservé à certaines catégories (des groupes sociaux, des pays et même des êtres vivants) ? Peut-on vraiment aimer tout le monde (même Poutine, même les Russes, même Le Pen) et surtout, comment ça peut s'exercer ? Est-ce que ça revient à proscrire absolument la violence, à se préoccuper d'abord de ce qui nous entoure ?

Je vais commencer par être provocatrice, complétement triviale. J'ai le privilège (haïssable en ces temps sombres) d'avoir un jardin. Mais ça a aussi des inconvénients. En ce moment, il est envahi de souris. La faute sûrement à mes oiseaux qui n'arrivent pas à manger proprement et balancent, nonchalamment, la nourriture dont je les gave en dehors de leur assiette. Je pourrais bien sûr faire de nouveau appel à Alphonse, un chat parisien qui m'avait réglé autrefois le problème en quelques jours. Mais un nouveau carnage me répugne aujourd'hui : les souris, j'aime bien en fait, je les trouve gracieuses et même sympas et intelligentes, le seul problème, c'est qu'elles ne cessent de se multiplier. 


 Alors, j'ai trouvé une solution, j'ai fait l'acquisition d'une boîte-piège à souris. C'est un petit coffre dans lequel on attire les souris avec une friandise; dès quelles entrent, la porte se referme immédiatement et les emprisonne. C'est formidable ! Il ne me reste plus, dès que j'en ai capturé quelques unes, qu'à transférer mes prisonnières dans un Parc voisin pour leur offrir une nouvelle chance. Évidemment, je fais bien attention à éviter mes voisins d'immeuble ou les gardiens du Parc quand je me balade avec ma petite boîte. Si on me surprenait, on me jugerait sans doute complétement folle. Qu'est-ce que c'est cette nana, au look pas banal, qui vient déverser des souris dans un parc ? J'aurais bien du mal à expliquer que je ne peux pas concevoir d'exterminer des souris et que c'est d'autant plus fort chez moi que je suis tout de même une vampire. 

Mais je trouve quand même qu'on vit dans un monde extraordinaire. Un monde dont l'hubris, la démesure, a permis qu'un "inventeur" se préoccupe des "cas de conscience" de gens barjots comme moi au point de concevoir et commercialiser ce dispositif.


C'est indécent ce que tu nous raconte avec tes problèmes de souris alors qu'en Ukraine, le pays de ton cœur, les gens se font massacrer dans une large indifférence. J'imagine, bien sûr, que vous me jugez une affreuse "connasse". Comment peut-on se préoccuper de telles bestioles alors qu'il y a tant de misère et de souffrance dans cette vallée de larmes qu'est la société humaine ? 


Vous avez bien sûr raison. Mais d'abord, la vie elle est bien faite de ça: d'un mélange indécomposable de sordide et de sublime. On est des salauds et des héros, en même temps. Et puis surtout, mes propos provoquants sont à proportion de la crise de "connerie" politique que je vois aujourd'hui exploser en France. C'est le triomphe inquiétant des "grandes gueules". On s'est plu à raconter, ces derniers temps, que, sous Macron, l'on vivait en dictature. On découvre aujourd'hui que ces imbécillités en ont préparé, peut-être, justement une. Il est, pour moi, schizophrénique  de constater qu'en Ukraine, on se bat pour l'Europe et ses valeurs tandis qu'en France, on souhaite justement rompre avec ces choses encombrantes. Et je suis moi-même contaminée, je suis parfois aussi une "connasse" française préoccupée de ses fringues, de sa diététique, de ses longueurs à la piscine, de ses oiseaux et de ses souris.


Et je suis donc sans doute aussi une imbécile. C'est vrai que je suis parfois, ainsi, séduite par le bouddhisme, son éthique, s'appuyant sur la métempsycose, de non-violence absolue à l'égard de l'ensemble du vivant. Qui sait, notre prochaine réincarnation se fera peut-être sous la forme d'une souris ou d'un moineau ? Y a-t-il des vies moins dignes, plus négligeables, que d'autres ? Je m'en veux ainsi d'avoir négligemment écrasé une araignée et mon cœur se serre quand je croise le regard d'une vache ou d'un mouton, ce regard qui s'effacera sans doute sous brève échéance. Tuer le plus petit animal, ça me rend malade. Et puis aujourd'hui, je n'arrête pas de me demander si je ne devrais pas partir en Ukraine pour participer à la guerre. Mais, je me trouve, tout de suite, plein de bonnes et mauvaises raisons : comment pourrais je être utile, moi qui n'ose pas occire des souris ?

Porter une véritable attention aux autres, ça n'est, en fait, pas si simple. La faiblesse n'est souvent qu'une excuse, un masque. Et puis, même les plus doux, les plus pacifiques, d'entre nous n'arrivent jamais à éliminer complétement cette pulsion de destruction qui nous ronge. Je me surprends ainsi à fredonner la chanson "Bayraktar" qui est un "tube" en ce moment en Ukraine. Elle évoque ce drone turc qui fait des ravages dans l'armée russe. C'est à la fois joyeux, plein d'humour et terrifiant. Le visuel qui l'accompagne montre ainsi la destruction foudroyante de chars et hélicoptères russes. On s'en réjouit tous et moi aussi. J'ai applaudi quand j'ai appris que le croiseur Moskva avait coulé. Et tant pis si cette joie est, ici, malsaine, un appel au meurtre prêt à se nourrir du spectacle de la mort d'hommes.


 Il ne suffit pas, finalement, d'être non-violent, de ne rien faire, de se tenir à l'écart, de réclamer une paix immédiate. S'affirmer Bouddhiste quand la guerre frappe à nos portes, ça apparaît aberrant. Ce n'est pas ça qui peut vous valoir un brevet d'humanité, vous élever au rang de "Juste". Parce que la violence, elle nous entoure, nous submerge. Et le pacifisme, la passivité, par rapport à la violence, sont éminemment coupables. La guerre est parfois une solution préférable à la paix, ou du moins au silence, à l'inertie.

Je commence ainsi à entendre, dans les conversations de bureau et de bistrot ou les propos politiques (Marine Le Pen), qu'on en a marre de toujours entendre parler de l'Ukraine dans les médias, qu'on n'est pas vraiment concernés et que d'ailleurs les torts sont partagés et qu'enfin, il faudrait aussi penser à nous, à notre pouvoir d'achat, à nos factures de gaz et d'électricité.  Vivement que ça se termine cette histoire et qu'on puisse rétablir nos bonnes relations avec la Russie.


 Et on retrouve la même abjection en Russie. Quelle que soit la valeur des enquêtes d'opinion là-bas, on sait bien que la cote de popularité de Poutine est aujourd'hui au plus haut. Et presque personne ne s'interroge sur la guerre qu'il a initiée, son déroulement, ses motivations, on s'en tient à la version développée par les médias russes : d'héroïques soldats russes venant au secours d'une population terrorisée par des Nazis. Pourtant, quelle que soit la férocité de la censure, il est quand même possible, via Internet notamment, de s'informer, de se tenir au courant de l'actualité du monde depuis la Russie. Mais cette démarche est rarement effectuée parce qu'il y a, il faut bien le reconnaître, une formidable indifférence de la population russe aux questions politiques. On préfère ne pas savoir, on ne veut pas. 

Ça peut paraître étonnant à des Occidentaux mais j'y vois une rémanence des temps soviétiques. A cette époque là, au moins, on était tranquilles, on n'avait pas à se préoccuper de l'agitation environnante et d'ailleurs, on vivait dans le meilleur système politique du monde. A quoi bon donc se tracasser aujourd'hui avec ces Ukrainiens qui sont tout de même très primitifs (des "bêtes sauvages" précise-t-on à la télévision russe) ? La force des dictatures, c'est la stabilité, la sécurité. A l'inverse, la démocratie, c'est l'incertitude, le changement, la remise en cause permanente.

Et l'aspiration totalitaire qui se développe aujourd'hui en France a ce même ressort. Sortir de l'Histoire, préférer la sécurité du temps immuable à l'interrogation, choisir une vie cadrée, ordonnée, pour pouvoir penser d'abord à soi.

Il ne suffit donc pas de se proclamer non-violent, pacifiste. C'est l'alibi des pleutres et des égoïstes. La tendance naturelle, c'est l'indifférence, le repli sur soi. On préfère vivre comme des "somnanbules" pourvu qu'on nous laisse tranquilles et qu'on ait la paix. Mais le Mal existe bien, il ne faut pas craindre de le nommer, de l'identifier. Sinon, l'Histoire vient, un jour, nous rattraper en faisant effraction avec violence dans notre confort.


De nombreuses photos sont ici extraites du Blog de Yevgenia Belorusets: "A war time diary" sur Art Forum International. Yevgenia est écrivain et photographe et réside dans la capitale ukrainienne. Un document tout à fait remarquable sur la vie à Kyïv en temps de guerre. Essayez absolument de le lire même si vous doutez de vos capacités en anglais.

Mes recommandations littéraires :

- Sergueï JIRNOV : "L'éclaireur". L'histoire stupéfiante d'un espion du KGB (né en 1961) chargé d'infiltrer l'administration française. Un personnage brillant et assez sympathique. Son bouquin est passionnant d'abord parce qu'il a une connaissance authentique de l'URSS puis de la Russie. Surtout, la description de sa formation au KGB permet de mieux comprendre comment "fonctionne" Poutine. Ca n'est d'ailleurs pas rassurant.

- Patrick WEILL : "Le Président est-il devenu fou ?". C'est la question que l'on pose souvent quand on cherche à expliquer les décisions et comportements aberrants de certains dirigeants. Sigmund Freud lui-même s'y est appliqué à propos du Président américain Wilson avec le concours du diplomate William Bullit. Il en ressort que les choses ne sont pas si simples. Un livre passionnant qui non seulement relate la collaboration Freud/Bullit mais surtout l'histoire du monde de 1918 aux années 50 au travers de la carrière d'un grand diplomate.

6 commentaires:

Richard a dit…

La force des dictatures, c'est la stabilité, la sécurité. A l'inverse, la démocratie, c'est l'incertitude, le changement, la remise en cause permanente.

Sinon, l'Histoire vient, un jour, nous rattraper en faisant effraction avec violence dans notre confort.

Bonjour Carmilla!

Ce n’est pas la première fois que je vois cette photo très évocatrice, qui est la photo d’un cadavre d’un soldat russe étendu raid mort dans la neige près d’un blindé. C’est sans doute une des meilleures photos de cette sale guerre. Prenons conscience que nous pourrions tous être étendu à la place de cet homme. Notre petit confort personnel ne pèse pas lourd dans la balance, tout autant que nous sommes, si vulnérables. Serions-nous si misérables au point de ne plus lutter pour notre liberté, pour notre démocratie, pour nous contenter de notre petit confort égoïste?

La meilleure façon de venir à bout d’une tâche, aussi répugnante puisse-t-elle être, c’est de travailler. Il arrive que dans nos réalités incontournables, si nous voulons retrouver la paix, c’est de faire la guerre. À moins qu’on préfère être rattrapé par l’histoire étendu dans la neige. Ne l’oublions pas, nous pouvons être tous rattrapés. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous impliqués, parce que ce n’est pas juste un conflit entre La Russie et l’Ukraine, c’est déjà universel avec tous ce que les pays occidentaux ont fourni comme aide. Et, ce n’est pas terminé. Nous sommes encore dans une zone dangereuse. Ce conflit peut déborder ailleurs dans le monde. Si les prix des énergies et des denrées alimentaires augmentent encore, nous allons voir nos petits conforts fondent comme de la neige au soleil. Lorsque cette situation se concrétisera, ils seront où nos grandes gueules qui criaient à la dictature? J’espère qu’ils ne termineront pas leur existence, les mains attachées dans le dos avec une balle dans la tête. Les drones et les satellites nous épargnent rien. On ne peut pas tourner le dos en affirmant que cela ne nous regarde pas. Et que dire de cette femme qui a été obligé de faire des fellations à des soldats russes pour protéger sa fille de 13 ans et sa mère.

La semaine dernière j’ai relu : Sympathie pour le diable, de Paul M. Marchand ancien reporter de guerre au Liban et en Yougoslavie, question de ne pas perdre le fil de l’Histoire, et surtout pour ne pas oublier. Récit qui nous rappelle et souligne un certain immobilisme qui a coûté beaucoup de vies innocentes. Une solide réflexion sur la vie et la mort.

« L’agenouillé a pour audience l’avilissement de la lâcheté et l’accablement de son propre effondrement. La reptation est un délassement de banni qu’encercle une contraction de déchéance; se fourvoyer dans une telle bauge présume que le péril est modique quand l’humiliation, elle, est double… Périr dans la peur est beaucoup plus qu’une faute de goût, c’est une indécence. » Paul M. Marchand , Sympathie pour le diable tome II page 55.

Merci Carmilla pour votre texte
Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Ce qui peut se produire est aujourd'hui totalement imprévisible.

Avec Poutine, on est confrontés à un chef de guerre dont la rationalité nous échappe. Ce qui est sûr, c'est qu'il veut, à tout prix, afficher une victoire, au moins partielle, et pour cela il est prêt à tout. Qu'importe s'il doit, à cette fin, raser des villes et massacrer les populations. Et le moindre revers militaire le rend fou de vengeance.

Jusqu'où l'Occident pourra-t-il rester passif ? Qu'importe la qualification "juridique" du terme "génocide", c'est bien ce qui est éprouvé par la population ukrainienne. D'ores et déjà, le traumatisme est épouvantable et ne pourra se résorber avant des décennies.

A l'inverse, je constate en France, dans le contexte des élections, une indifférence croissante. J'essaie de le comprendre (parce que je n'y échappe pas moi-même, à un certain degré) mais ça me désespère. Le "fil de l'histoire", il n'irrigue guère ces programmes électoraux ineptes. J'ai de plus en plus de mal à vivre dans la réalité immédiate qui m'entoure mais je sais aussi qu'on ne peut pas constamment baigner dans l'horreur et que la vie est également faite de multiples petites choses qui l'illuminent de temps en temps.

Merci pour votre texte de Paul M. Marchand effectivement très juste.

Bien à vous,

Carmilla

KOGAN a dit…

Bonjour Carmilla

Joyeuses Pâques tout d'abord, fête qui nous permet d'oublier un instant les tristes réalités de la vie et surtout de la guerre en Ukraine à laquelle je ne peux m'empêcher de penser, vu sa proximité, contrairement à certains pays d'Afrique et du moyen orient, qu'on ne mentionne pas autant, et aux horreurs commises.

Comme l'OTAN ne peut pas intervenir, les américains arrivent, par le biais, à organiser des opérations bien ciblées, et concernant plus particulièrement le croiseur Moskva..., ancien nom Slava(gloire en russe).

Il faut bien avouer que toutes les sanctions contre la Russie se répercutent sur l'Europe et au-delà...sur Marine Le Pen également, qui n'aura pas le sourire Dimanche 24 Avril, pion de poutine qui n'arrivera pas à déstabiliser la France...
Le taux d'abstention favorisera Emmanuel Macron.

En espérant que le bon sens l'emporte, et que notre président puisse l'appliquer...sans ego.

Bien à vous.

Jeff



Carmilla Le Golem a dit…

Merci Jeff,

Joyeuses Pâques à vous aussi; je ne sais pas ce que vous avez fait mais, moi, ça a été plutôt culinaire. Au menu : carpe, anguille fumée, foie haché et saucisse blanche, salade qu'on appelle "russe" en France et enfin gâteau au pavot.

Quant à l'Ukraine, chaque journée réserve une horreur supplémentaire. C'est profondément déprimant. Dans ce contexte, j'avoue que le naufrage du "Moskva" m'a mise en joie même s'il a sans doute entraîné de nombreux morts. Ca rabat un peu le caquet des Russes qui n'arrêtent pas de proclamer qu'ils sont les meilleurs et les plus forts. Mais je suis moi-même étonnée que l'on ait réussi à couler ce grand croiseur qui devait tout de même être équipé de dispositifs anti-missiles efficaces.

Quant aux élections, j'avoue que je peine à comprendre ce qui se passe en France. Quel est ce besoin de s'en remettre à des partis extrémistes ? Et puis cet aveuglement, cette bêtise, au point qu'on considère que Macron et le Pen, c'est à peu près équivalent : dictature libérale et dictature fasciste. La guerre plus Marine le Pen, ça fait deux bonnes sources de cauchemars pour moi. Si elle est élue, le premier à la féliciter sera Poutine.

Bien à vous,

Carmilla

KOGAN a dit…

Merci Carmilla
Mais vous n'arrosez pas votre repas de Pâques?
Suivant la tradition mon menu était oeufs mimosa mayonnaise maison car toute la semaine sainte interdit de manger les oeufs c'est devenu par la suite une affaire commerciale et chocolatée.
Par la suite et sans faire réference à votre chasse aux rongeurs...j'ai poursuivi par une souris d'agneau braisée au miel Haricots verts à l'ail (qui remplace le dentifrice :-)…..)et bien sûr la boisson des Roi avec bulles et chocolat noir.
Contrairement à votre angoisse concernant l'élection qui s'annonce je ne vois pas Marine le Pen au pouvoir.

A défaut je vous devrais un breuvage de votre choix.

Bien à vous

Jeff

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Jeff,

Je n'ai pas de culture du vin. Je ne bois que de la bière.

Quant à l'agneau, c'est un peu difficile pour moi. Peut-être l'image de l'animal. Je suis sans doute quelqu'un de compliqué pour ce qui est de la nourriture.

Pour ce qui est du chocolat, en revanche, j'adore. Connaissez vous le chocolat Bonnat, produit à Voiron (Isère) ?

Bien à vous,

Carmilla