samedi 23 décembre 2023

Contre la mercantilisation du monde : offrez des cadeaux

 

C'est la période des Fêtes et on se creuse tous plus ou moins la tête pour décider des cadeaux à offrir à ses proches, sa famille, ses ami(e)s, ses amant(e)s.


Ca nous plonge même dans des abîmes de perplexité et d'inquiétude. Parce qu'il ne s'agit pas d'offrir un objet qui corresponde à soi-même (mais un peu, aussi, quand même) mais surtout quelque chose qui rencontre le désir de l'autre. C'est une épreuve redoutable parce qu'on peut se planter par méconnaissance. Quand on constate que ça ne prend pas, on est confus, déçus.


Pour évacuer le problème, la tendance générale, aujourd'hui, c'est de demander aux autres d'établir une liste de leurs besoins et envies. Ou alors de se cantonner à des cadeaux "utiles". Ou pire, d'offrir des bons d'achat dans un grand magasin. Je trouve ça carrément sinistre, presque sordide.



Le comble du cynisme, ce sont les gens qui, dès le lendemain de Noël, se dépêchent de revendre leurs cadeaux sur Internet. Ou bien, dans un registre apparenté, ceux qui revendent ou achètent des vêtements déjà portés.


On est d'une inconséquence ou plutôt d'un aveuglement, ahurissants. On ne cesse de maudire le capitalisme et son culte de la marchandise mais on en adopte à fond la logique. On ne voit plus que la valeur vénale des choses, on est emportés par une morale de marchands. On se conduit comme des rats avec ses proches au nom de l'utilité et de l'efficacité.


C'est vrai que pour un économiste strict, les cadeaux, c'est complétement irrationnel. Au final, ça se traduit, globalement, par une destruction de valeur pour l'ensemble de la société. Il vaudrait mieux qu'on s'abstienne tous de faire des cadeaux parce que notre ami(e) ou aimé (e) risque de ne pas apprécier le bijou ou le foulard qu'on a choisis. Il serait donc préférable de se contenter d'offrir une somme d'argent à son ami (e) ou aimé(e) avec la quelle il(elle) pourra s'offrir l'article qui, probablement, lui procurera le plus grand plaisir ou répondra le mieux à ses besoins.


C'est malheureusement l'évolution qui se dessine aujourd'hui. Les choses n'ont plus de valeur affective et on se conduit comme des commerçants. 

On a complétement effacé ça de notre horizon mental mais il y a bien, en réalité, deux types d'objets: ceux qui se vendent et ceux qui ne se vendent pas. Et ils ne se vendent pas parce qu'ils sont porteurs d'une trace personnelle, ce qui les rend sans prix et d'une valeur symbolique et émotionnelle exorbitante.


Mais aujourd'hui, on est complétement iconoclastes, on a transformé le monde en un immense bazar et on vend frénétiquement tout ce qui ne nous sert pas. On se vante, en société, des bonnes affaires qu'on a faites sur Internet. On y achète même et on y vend ses vêtements. C'est pourtant profondément troublant, me semble-t-il, de porter le vêtement des autres. 


Je trouve cet esprit boutiquier qui nous envahit absolument consternant mais presque personne ne semble s'en émouvoir. Et avec la nouvelle sobriété écologique, on nous incite même à ne surtout rien gaspiller et à recycler tout ce qui semble inutile. Frugalité, simplicité, efficacité, ne cesse-t-on de ressasser. Très peu pour moi...


Moi, je suis très cadeau, de manière presque militante et pas seulement pendant les fêtes. J'aime offrir à mes proches. Surtout pas des choses utiles mais des choses complétement superflues, bizarres, étonnantes, éventuellement dispendieuses. Plus c'est singulier, moins ça sert à quelque chose, mieux c'est. Mon seul critère, c'est que l'objet soit énigmatique, esthétique. Qu'il interroge, déstabilise, un peu celui (celle) à qui je l'offre.


Parce que les choses peuvent aussi avoir une âme, elles peuvent être porteuses d'une force et même d'une personnalité propre. Quand je fais un cadeau, c'est en effet une partie de moi-même que j'offre. Et c'est vrai que cette manière de m'exposer, ça peut être perçu comme presque intrusif, une sorte de violence faite à l'autre. Mais pourquoi a-t-elle choisi cela, qu'est-ce qu'elle veut me signifier ? 




Un vrai cadeau, c'est forcément perturbateur parce que c'est, en réalité, un défi. J'affiche ma singularité, c'est une manière de dire que je ne suis à nulle autre pareille. Que personne ne saurait me surpasser. C'est ainsi que je retire prestige de mon cadeau et c'est pourquoi, il appelle forcément une contrepartie, un contre-cadeau à la hauteur du mien. 



Faute de quoi, celui qui aura reçu sans apporter de réponse se placera en situation de dépendance et de dette vis-à-vis de moi. Ne pas savoir, ne pas pouvoir répondre à un cadeau, c'est une défaite psychologique. Mais de cela, on se fiche généralement aujourd'hui: pour qui elle se prend, cette sale bourge avec son truc nul ? Le cadeau reste donc souvent unilatéral.


Pourtant, les échanges entre humains ont longtemps fonctionné ainsi. Avec cette obligation du don et du contre-don. Et on s'attachait à faire les dons les plus insensés et à gaspiller à l'intention des autres un maximum de richesses parce que c'était une manière d'afficher justement son mépris de la richesse et des biens matériels. Il s'agissait aussi de l'honneur et de la solidarité de toute une communauté.


On a décrit ça sous les formes du "potlach" mais aussi celles de "l'évergétisme" romain voire des grandes fêtes des parrains des sociétés mafieuses. Il s'agissait de formes premières de l'échange. Un échange non pas économique mais symbolique, mental. Une confrontation d'individualités qui se concluait dans la fête, une espèce de joie et félicité communes.


Les conduites ostentatoires ont longtemps rythmé l'histoire des civilisations: la construction des cathédrales et de monuments magnifiques, les activités artistiques, les grandes fêtes de villages. Aujourd'hui, ne subsistent plus que quelques mécènes vite décriés, cloués au pilori. Le gaspillage, c'est devenu un crime majeur. Quant à l'honneur et au prestige individuel et collectif, ça apparaît totalement archaïque. La honte n'est plus un repoussoir, on l'assume et on l'exhibe même.


La logique utilitaire, mercantile, balaie tout. Au nom de l'efficacité économique, il faudrait que n'existent plus, entre individus, que des transactions commerciales. Et presque tout le monde s'accommode curieusement de cette injonction.


Sauf moi qui baigne pourtant dans la matière financière. Mais j'en perçois peut-être d'autant mieux l'emprise insidieuse.


Contre l'économisme sordide, ce que je voudrais, c'est que l'on soit capables de retrouver l'esprit du potlach, de réenchanter le monde, de l'extraire de sa désespérante banalité. Qu'on lui redonne saveur et âpreté en le chargeant à plein d'affectivité. Le cadeau, c'est une première approche. C'est d'abord son caractère imprévisible (l'effraction d'un "événement" dans nos vies) et puis c'est porteur de tellement de significations et d'émotions, ça exprime tellement de nous-même et ça a une telle portée symbolique.


Donc lâchez-vous cette année. Montrez-vous prodigue, insensé(e), faites des cadeaux chers, inutiles et beaux. Vous ne le regretterez pas.

Ce sera votre plus beau, votre plus joyeux Noël.


Images de Jan TOOROP, Frantisek KUPKA, Massimo MANZELLA, Jean DUPAS, ODD NERDRUM, Franz Von STUCK.

Ce texte s'inscrit dans l'une de mes préoccupations majeures: comment échapper à l'emprise du tout économique ? 

Je recommande à ce sujet deux bouquins majeurs :

- Marcel MAUSS: "Essai sur le don". Le bouquin (publié en 1925) qui a largement influencé l'ethnologie et l'anthropologie modernes.

- Georges BATAILLE: "La part maudite". A lire absolument. S'inspire de Mauss et étend la réflexion à la civilisation aztèque, à l'Islam, au lamaïsme tibétain, à la société protestante, au luxe dans la société industrielle et même au Plan Marshall. Sans doute contestable sur plusieurs points mais bouleverse, néanmoins, nos cadres d'analyse. 

- Michael SANDEL: "Ce que l'argent ne saurait acheter". Un livre qui dénonce avec pertinence la marchandisation générale des biens, des valeurs morales, de nos vies. Tout est maintenant à vendre. En France, il y a, par exemple, une multiplication des cartes privilège (Grands Magasins, Compagnies Aériennes, etc...) qui permettent d'être prioritaire et de bénéficier de tarifs préférentiels. Ca me choque un peu (qu'est devenue la nuit du 4 aout 1789 "d'abolition des privilèges" ?)  mais j'ai l'impression, même si j'en profite aussi, d'être bien la seule. 

- André ORLEAN: "L'empire de la valeur. Refonder l'économie". Des idées d'abord justes mais qui deviennent chaotiques quand est abordée la refondation de l'économie.

Et enfin, au cinéma:

- "Winter Break: "Alexander Payne. Le cinéma américain, ce n'est généralement pas ma tasse de thé mais ce film sort vraiment du lot avec des dialogues et un humour percutants. Un très beau conte de Noël.

12 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Donnes, mais n’attend rien, ça aussi c’est dans l’esprit du potlatch, soit généreux avec tous ceux qui t’entourent, n’attend pas la fête, provoque la célébration, ce qui peut être n’importe quand. Dans le don, introduis le sacré, ton propre sacré, ta propre ferveur. L’an dernier à pareil date, je lisais ce merveilleux livre de Pekka Hämäläinen, l’Amérique des Sioux, où le potlatch revêtait un sens sacré, un lien, une attente, presque sans mots. Mais, il en était de même pour toutes les nations premières de l’Amérique, parce que simplement, l’idéologie de la possession n’existait pas. C’était le sens qui importait le plus et qu’il ne fallait pas trahir. Un Potlatch, c’était aussi la remise des dettes, une félicité des pardons, un effacement des ardoises dans un certains sens. Je suis heureux que vous évoquez le potlatch. Venant de vous, c’est une heureuse surprise. Le sens prime sur l’objet, c’est tout à fait naturel, sans dogme, et dire qu’on traitait ces indiens d’Amérique de primitifs, qu’on se croyait supérieur à eux, les grossiers c’étaient nous. Nous l’oublions souvent, la générosité fait parti de l’humain. C’est peut-être son plus grand sens et sa plus grande qualité. Ce qui provoque des fois, un regard intense, un sourire radieux, et pas besoin de remercier, car les gestes parlent plus ici que les paroles. L’Échange n’est pas dans l’objet, il est dans l’intention. C’est l’intention qui touche, c’est la pensée que vous avez eu pour quelqu’un qui compte, et ça dans notre univers mercantile nous l’oublions souvent, trop souvent. Le don de l’intention dépasse entièrement notre matérialiste. Il y a quelque chose de réconfortant de penser à quelqu’un. C’est à la fois grandiose et généreux. La véritable joie est contenue dans ces quelques concepts. Pas besoin de chercher ailleurs. C’est plus facile à atteindre qu’on ne le pense. C’est en quelque sorte un état d’esprit véritable. Mais pour se faire, il faut s’éveiller, secouer notre conscience paresseuse. Vous n’êtes pas en reste, parce qu’à chaque semaine ou presque, vous nous faites le cadeau d’un texte, qui nous ouvre des portes, balisent nos échanges, nous appelle à la réflexion et à la découverte pour notre plus grand plaisir. Et, nous savons tous que ceci n’est pas monnayable, qu’il est au-dessus de toutes ces considérations. Dans un certain sens se serait une espèce de potlatch. Je trouve que c’est un excellent moment pour le souligner. Les indiens n’avaient pas de calendrier semblable aux nôtre, mais il y avait deux moments dans l’année particulièrement important, le solstice d’hiver, et le solstice d’été, qui étaient et reste des périodes festives. C’était aussi le temps du Potlatch.

Bon potlatch Carmilla

Richard St-Laurent

Julie a dit…

Bonsoir Carmilla, offrez moi svp un beau kaléidoscope en bois :D
Sérieusement, il est hélas vrai qu'aujourd'hui tout se vend, on achète bien des voitures d'occasion ou notre propre logement, voire les jolis meubles anciens.
Quand-même, pour faire preuve de générosité, il est indispensable d'avoir les moyens financiers. La chose qui m'horripile le plus, ce sont les gros gagnants au Loto mais n'en font rien de leurs argent.
Agréable Noël à vous,
Julie

Anonyme a dit…

Avez-vous vu le film The Great American Psy-Opera ? Dans le genre potlatch, difficile de faire mieux.

S. Le Long

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Effectivement, les activités sur le modèle potlach ont longtemps structuré les sociétés: les cadeaux somptuaires, les fêtes, l'habillement (la mode), l'Art et même la politesse et le code de l'honneur.

Mais tout cela est en train d'être balayé par l'utilitarisme et l'esprit mercantile. La générosité, la dépense, c'est devenu suspect. On nous invite sans cesse, maintenant, à la frugalité, à l'économie et même à l'avarice. C'est largement l'esprit écologiste. Ca me révulse.

Je sais qu'on assimile souvent les financiers à des grippe-sous obsédés par les économies. Ma vision est exactement inverse: un bon financier doit savoir au contraire beaucoup dépenser. Quand une entreprise va mal, ce n'est pas en lui faisant faire des économies qu'on la redresse, c'est surtout en l'engageant sur des investissements pertinents.

On nous fait vivre dans une dépression permanente. C'est l'Empire de la Banalité. Comment retrouver l'esprit du potlach, comment réenchanter nos vies ? A vous de formuler des suggestions.

Joyeux Noël à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Le Kaléidoscope est, en effet, un objet admirable qui a d'ailleurs inspiré nombre d'écrivains et de penseurs: une illustration de la métempsycose (Schopenhauer), voire de la pensée humaine elle-même et de sa logique (Levi-Strauss).

Mais un beau kaléidoscope, notamment en bois, ça semble quand même difficile à trouver.

Faut-il nécessairement être riche pour pouvoir être généreux ? Je n'en suis pas sûre. Je pense que toute générosité est payée de retour. Il n'y a pas de gens plus seuls que les avares et je dirai que c'est bien fait pour eux.

Quant à nos propres achats, j'aime beaucoup ce proverbe slave: "les choses chères sont les choses bon marché et les choses bon marché sont les choses chères". A bas la camelote, donc !

Joyeux Noël à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Inconnu,

Et bien non ! Je ne connais pas "The Great American Psy Opera". Mais j'avoue être assez ignare concernant la culture américaine. J'ai sans doute tort.

Mais je vais suivre votre conseil,

Joyeux Noël à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Apparemment, ce film est complotiste : il prétend qu'il n'y a pas eu d'avion dans les tours jumelles du WTC, le 11 septembre 2001.

https://www.senscritique.com/film/9_11_the_great_american_psy_opera/17613520/details

Carmilla Le Golem a dit…

En effet Nuages,

Bizarre que l'on me fasse ce type de recommandation. Peut-être que j'apparais crédule.

Ce qui m'amuse le plus, c'est que l'on m'inonde, par ailleurs, de propagande russe par la voix de Xavier Moreau et de ses compères, des Français installés à Moscou. Il y a aussi une folle installée dans le Donbass. Qu'est-ce que s'imaginent ces gens là ? Que je vais tout de suite me convertir ?

Je me permets d'insister pour que vous alliez voir le film de Katell Quillevéré: "Le temps d'aimer". Garanti non complotiste et sûrement l'un des meilleurs films de 2023.

Joyeux Noël à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Quit sait ? Peut-être que la personne qui vous a conseillé ce film est la même qui vous avait recommandé le livre d'un philosophe heideggerien, préfacé par le covido-sceptique et anti-vax Louis Fouché ?

Dans les deux cas, l'oeuvre recommandée (le film et le livre) n'avaient apparemment rien à voir avec le sujet de vos billets. La personne en question avait, semble-t-il, lu vos billets en diagonale, et avait ajouté "à propos, ceci pourrait vous intéresser". Un comportement proche de ce qu'on appelle "les trolls".

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

Mieux vaut en rire...

Je n'arrive pas à mesurer l'impact réel de ces "trollers". Ceux qui font de la propagande russe sont, en tous cas, assez forts. Ils savent jouer sur la fibre: "on vous raconte n'importe quoi, ne soyez pas crédules, ne vous laissez pas abuser par la propagande américaine, montrez-vous plus intelligents que les autres".

Joyeux Noël,

Carmilla

Nuages a dit…

Je viens de voir "Winter Break", d'Alexander Payne, et je l'ai beaucoup apprécié. Férocité, humour, sensibilité à la fois dans ce beau film, où je ne me suis pas ennuyé une seconde. Du même réalisateur, je recommande "Nebraska", un film de 2013.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

Il s'agit, en effet, d'un excellent film et il est vrai qu'en dépit de sa longueur, on ne s'ennuie à aucun moment. Il illustre bien les difficultés à se parler, entre les générations et les classes sociales. On catégorise les autres, on les enferme dans une représentation stéréotypée. Mais il est vrai aussi que ceux-ci prennent parfois plaisir à se conformer à cette représentation et à jouer un rôle.

Bien à vous,

Carmilla