samedi 27 janvier 2024

L'Emprise


L'emprise, c'est devenu la grande tarte à la crème de la psychologie victimaire. Ce serait l'irruption d'un autre qui nous imposerait son désir et sa volonté. Ca permet d'embrayer tout de suite en agitant cette bouteille à l'encre du consentement, un consentement forcément contraint.


Sauf qu'il ne s'agit pas d'un événement exceptionnel, accidentel. Chacun de nous se construit plutôt, tout au long de sa vie et depuis sa plus petite enfance, au travers de situations successives d'emprise. Parfois, tout à coup, on se met à accrocher, littéralement, avec quelque chose, avec quelqu'un. C'est, soudainement, une lumière, un regard, un visage, une voix qui semblent s'adresser à vous. Le monde devient hanté. Ce sont de grands coups de flash qui tout à coup illuminent votre vie la plus quotidienne.


Je suis moi-même très sensible à ça. Dans la rue, dans le métro, dans un café, je suis, parfois, subitement fascinée par quelqu'un, un homme, une femme. Ca ne s'explique pas, ce n'est, souvent, pas leur allure générale mais un simple détail qui m'attire en eux. J'ai alors envie de tout de suite les interpeller, leur adresser la parole. 


Ou bien, de manière plus triviale, c'est une simple musique, porteuse de réminiscences, qui me plonge dans une sorte d'euphorie. Parfois aussi, c'est un simple objet, totalement inutile, pour lequel je suis, subitement, prise d'une fièvre acheteuse. 


Le monde n'est pas neutre, indifférent. Il est fait de signes qui me parlent, m'interpellent, qui ont une force d'attraction, d'"emprise". Je me sens emportée par un effet d'aspiration: c'est bien sûr la puissance de lambeaux de souvenirs et d'émotions mais qui me parviennent confusément sans que je puisse les reconstituer. Mais c'est parfois suffisant pour qu'il m'arrive de passer à l'acte, malgré ma timidité, mes réserves et appréhensions. Evidemment, dans 99 % des cas, je suis très rapidement déçue. 


Mais la déception me fait, curieusement, du bien, elle m'apaise. Elle m'a appris quelque chose, elle m'a permis de mesurer la distance entre le rêve et la réalité. Parce que c'est de cela que l'on souffre : on ne cesse de contourner le réel, on invente mille subterfuges pour éviter de se le prendre dans la figure. Quand on parvient à comprendre qu'il est forcément décevant et qu'il faut s'en accommoder, alors on se sent mieux psychologiquement. On a gagné en lucidité.


C'est toujours à travers la médiation d'un autre qu'on découvre le monde. Notre éducation, elle se fait à force d'accrochages, d'étayages, avec un tiers. Ca débute avec notre mère quand on est petit enfant. C'est elle qui nous aide à appréhender le monde dans le quel nous venons d'être projetés, elle qui nous aide à l'identifier, le nommer (par l'accès au langage), qui nous guide dans l'apprentissage de nos besoins et de notre satisfaction.



Le problème, c'est qu'il faut aussi savoir décrocher de sa mère, de l'autre. Accrochages, décrochages, emprises, (dés) emprises, c'est ça qui doit rythmer notre vie. Il faut être capables de brûler ce que l'on a adoré.


Parce que le risque, c'est l'intrusion complète de l'Autre en vous, au point qu'il vous dévore ou que vous n'ayez plus d'autonomie propre. Je me sens bien incapable de porter un jugement sur l'affaire Gabriel Matzneff / Vanessa Springora, qui a tant fait couler d'encre, mais il me semble qu'elle était soumise à une double emprise. Celle exercée par Matzneff, bien sûr, mais aussi celle exercée par sa mère qui retirait une satisfaction, par procuration, de cette relation. Et Vanessa Springora, elle-même, ne s'identifiait-elle pas à sa mère ?


On vit une époque étrange. On hurle contre les relations incestueuses et la pédophilie mais, en même temps, on ne cesse d'effacer les frontières entre les générations. C'est le temps des parents copains à qui on peut tout raconter, tout dire, et qui, en retour, se confient à vous, vous font part de leurs déboires et démêlées. On vit dans une espèce d'obscénité familiale généralisée.


Cette fausse intimité est probablement destructrice. Comment se dépêtrer de ses parents, conquérir son autonomie, dans une telle ambiance ? On vit sous leur emprise, on en devient les jouets précieux, les petites merveilles, qui ont pour mission de réparer, par procuration, tous leurs échecs.


Sur ce point, j'ai reçu une éducation à l'ancienne, celle de la vieille Europe Centrale. Je n'ai jamais rien su et, surtout, jamais voulu rien savoir de la vie intime, personnelle, sentimentale de mes parents. Et de mon côté, je ne leur racontais surtout rien de mes nombreuses aventures. Quant à mes ancêtres, grands parents et autres, je m'en suis toujours fichue complétement. La généalogie, l'héritage, ce n'est pas pour moi.


Mais c'est comme ça que j'ai vite conquis mon indépendance. Moi et ma sœur, dès le début de l'adolescence, on est devenues de "sales gosses" qui n'en faisaient qu'à leur tête et critiquaient tout. Des "pas gentilles", des indociles. Qui à tout instant, s'amourachaient de quelque chose, de quelqu'un.


C'était une vraie compétition entre ma sœur et moi: les copains, copines, amants, ça défilait. C'était à celle qui en aurait le plus. Ca nous a rendues cruelles et sans doute infectes, arrogantes, quand on jetait, sans ménagement, les autres. Mais finalement, on était, peut-être, des filles libres: l'emprise, on n'a jamais trop connu ça ou, simplement, de manière provisoire. Notre problème, c'est qu'on était incapables de se fixer sur quelqu'un: sitôt conquis, sitôt déçues. D'éternelles insatisfaites ...


Mais les conquêtes, ça nous a tout de même beaucoup appris. Savoir d'abord qu'on était désirables, qu'on échappait à la malédiction de la fille moche, c'était d'abord rassurant. Mais il fallait aussi savoir séduire au-delà de son apparence physique. Parce que c'est là, sur un plan plus intellectuel, que se jouent les véritables rapports de pouvoir et de domination entre les sexes.


La vie sentimentale, c'est une véritable éducation, c'est aussi important que la formation scolaire. Il faut avoir des tocades mais il faut aussi savoir s'en déprendre.


C'est particulièrement important  pour les filles qui rencontrent toutes, dès leur plus jeune âge, un loup ou un tyran prêts à les dévorer (le Petit Chaperon Rouge et Barbe Bleue). Mais les garçons, aussi, rencontrent, presque dès le départ un loup ou un tyran : le père castrateur qui les inhibe complétement (Kafka et autres), qui les rend inadaptés.



Les loups et les tyrans sont rusés, cauteleux, menteurs. Et les loups et tyrans doucereux sont les plus dangereux. Ils séduisent en donnant l'illusion à l'autre qu'ils ont besoin de lui et qu'ils sont, en sa compagnie, dans une relation double, entièrement partagée: on est les mêmes, on voit les choses exactement de la même manière, affirment-ils. Et l'autre est entièrement disposé à croire ça. Se sentir reconnu, ça lui donne une petite assurance, ça conforte son narcissisme même si ça se fait au prix de l'abandon de sa liberté. On préfère souvent une trompeuse sécurité à l'angoisse et aux doutes sur soi-même. C'est en exploitant cette fragilité que se forgent les dictatures et les situations d'emprise.


Les flatteries, ça a toujours éveillé ma méfiance et j'ai toujours détesté cette idée d'être, éventuellement, le double de quelqu'un. Et puis, le fait d'être, malgré tout, "étrangère" m'a quand même inculqué cette conviction que je ne pouvais quand même pas être le miroir d'un autre. 


C'est peut-être pour cette raison que j'ai toujours aimé le Petit Chaperon Rouge qui incarne une forme de désobéissance civile et amoureuse en se promenant librement dans la forêt sans craindre les loups cauteleux. Et le petit chaperon rouge vit sans crainte parce qu'elle est, elle-même, une rouée.


Le Marquis de Sade avait bien vu le problème: "Il n'est d'infamie que le loup n'invente afin de capturer sa proie", écrit-il. Comment, dès lors, ne pas finir dans le lit du loup ? Il n'y a que deux stratégies possibles. La première consiste à se résigner à sa condition de victime (ça a donné "Justine ou les malheurs de la vertu"). La seconde à devenir maîtresse de sa propre destinée ("Juliette ou les prospérités du vice").


Il faut savoir se montrer encore plus rusée que le loup et le tyran. Et à cette fin, apprendre à mentir.  J'aime beaucoup ce titre d'une nouvelle d'Aragon: "Le mentir-vrai".  Il y a dans le mensonge une vérité plus grande que dans le réel. Marcel Proust avait bien compris cela: l'artiste est un menteur.


L'idéologie actuelle est celle d'une transparence généralisée: on se dit tout, on ne se cache rien. 

Mais la vérité peut-être effroyablement destructrice. Si on dit tout, si on ne cache rien, on n'a plus d'intimité, d'identité. On n'est plus qu'un mort-vivant, une simple mécanique, vivant sous la domination du regard des autres.  


Mais j'en suis convaincue, pour construire son identité, pour conquérir une liberté, il faut parvenir à se soustraire à l’oppression de la réalité et de la vérité. Il faut pouvoir rêver et mentir. C'est comme ça qu'on peut battre, sur leur terrain propre, les loups et les tyrans et s'en dépêtrer . Et du reste, les femmes les plus séduisantes ne sont-elles pas les plus énigmatiques ?


Images de Katrien de BLAUWER, Francesco del COSSA, Francisco PAGANI, Francisco de ZURBARAN, Rafaele SANZIO, Marc BURCKHARDT, Paul LAURENZI, François BOUCHER, Félix LABISSE, Siegfried HANSEN.

Dans le prolongement de ce post, je recommande :

- Alain FERRANT: "Les dédales de l'emprise - Entre tyrannie et création". C'est surtout un bouquin de psychanalyse mais clair et sans jargon. Et le bouquin débouche sur quelques analyses littéraires intéressantes: Maupassant, Céline, Cendrars, K Dick.

- Alberto MANGUEL: "Monstres fabuleux". Manguel est un extraordinaire bibliophile et critique littéraire. Il évoque ici Dracula, Alice, Faust, Don Juan, les contes. C'est, à chaque fois, éblouissant. C'est plein d'enseignements pour nous guider sur le chemin de la vie. Ca vient de paraître en poche.

- Philippe SOLLERS, Julia KRISTEVA: "Du mariage considéré comme un des Beaux Arts". La vie commune de l'un des couples les plus singuliers de la littérature et de la pensée critique française. Un couple formé de deux étrangers: une différence nationale doublée de la différence radicale de l'homme et de la femme. Il s'agit de permettre que l'autre soit aussi étranger que vous-mêmes.

- Elitza GUEORGUIEVA: "Odyssée des filles de l'Est". Elitza est née en Bulgarie (mais écrit en français). Elle s'était déjà fait remarquer avec un premier livre burlesque : " Les cosmonautes ne font que passer". Ici, elle évoque les destins parallèles d'une étudiante et d'une prostituée bulgares en France. C'est drôle et acide. Je me suis tout à fait reconnue là-dedans. Mais je me demande ce que peuvent en penser des lecteurs français. 



10 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

L’Emprise, très peu pour moi.

J’ai horreur de traîner du bois mort.

Vive la liberté!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Mais permettez-moi d'exprimer quelques doutes.

Sans cesse, on regarde et on est regardés. Et il y a aussi des paroles, un environnement sonore, de la musique. Fréquemment, on "accroche" à certaines choses, certains propos, certaines personnes. Ce n'est pas un simple hasard mais c'est parce que le monde est pour nous "évocateur", il laisse émerger de complexes réminiscences.

C'est comme ça qu'on passe sous emprise. Mais pareillement, comme on fait partie du spectacle du monde, on exerce aussi, sur certaines personnes que l'on rencontre, une "accroche".

C'est généralement fugitif, provisoire, mais ça se cristallise parfois. Ce devient alors de l'emprise.

Ce qui est difficile, c'est de se dépêtrer de ça, de le rationaliser, d'en comprendre les mécanismes profonds. Mais je ne crois pas qu'il suffise de proclamer sa liberté pour prétendre y échapper. Ce n'est même pas du bois, c'est un grand âne mort, tantôt pesant, tantôt léger, que chaque être humain traîne derrière lui. C'est la rosse de Don Quichotte. La réalité est faite de signes, à nous de savoir les interpréter.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

L’emprise pour moi est synonyme de domination ce qui touche directement ma liberté. Nous ne sommes pas toujours conscients de ce que nous dégageons devant les autres. Qui dit emprise, dit domination, ce qui est inacceptable à mes yeux. C’est aussi le manipulateur qui tente de vous rouler, de vous fourvoyer. Et, il y a les autres, ceux qui s’insinuent dans la vie d’autrui et qui finalement vous empoissonne l’atmosphère en gâchant votre vie, de là mon expression « de bois mort ». Ceux que tu es obligé de traîner derrière toi et qui font de tes jours un véritable enfer. L’emprise, je le vois dans ce sens-là!

Finalement, j’ai reçu ce livre tant attendu : Notre vagabonde liberté que je suis en train de lire. Cela aura pris 22 jours avant de le recevoir, sans doute qu’il n’y avait pas d’exemplaire au Québec. C’est un ouvrage qui a tout pour me plaire, c’est entre le récit et l’essai.

Et, j’en reviendrais à la citation sur la page couverture du livre :

« Un manuel passionnant pour penser le futur. »
Michel Onfray

Je vais y revenir lorsque j’aurai terminé de le lire.

Bonne fin de journée Carmilla et merci

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Bien sûr, l'emprise est bien un phénomène de domination. C'est ce jeu cruel, maître/esclave, que j'ai déjà évoqué, qui rythme les relations humaines.

Ca veut dire que par nous-même, en nous-même, on n'est rien. Rien qu'un vide sans consistance. Notre identité, notre vérité, elles se décident en dehors. Notre identité, elle nous est conférée par les autres, nos proches, notre famille, ceux que nous rencontrons.

Chacun de nous ne se construit que par les autres. On est pris dans le filet à papillons de ce que les autres pensent et disent de nous-même.

Certes, il y a des gens qui se prennent pour ce qu'ils sont ou croient être. Mais ils ne font que jouer un rôle sans s'en rendre compte.

Voilà ce que je pense très sincèrement.

Quant à votre livre sur Montaigne, on peut penser, en effet, que, porteur d'un message écologiste, il a pris un bateau à voiles pour venir jusqu'au Québec.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Merci pour ce livre de Gaspard Koenig : Notre vagabonde liberté.

J’aime ce titre comme j’ai aimé le nom de sa jument, Destinada. Plus que tout j’ai aimé et j’aime encore cette aventure, qui n’est pas écologique, très éloignée des dogmatiques écologistes gorgés de pensées magiques. C’est un livre lucide entre le récit et l’essai. L’esprit critique domine cet ouvrage, et personne n’y échappe. Il y a plus qu’un voyage à cheval dans ces pages. À l’image de Montaigne, Koenig a fait ce voyage pour penser. On ne pense bien qu’à cheval écrivait Montaigne. Ou encore : je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. Koenig vient de chausser les bottes de Montaigne. Fuir est plus facile que chercher.

« Que fuis-je à mon tour? Les ressacs obsédants de notre pandémie contemporaine, la Covid-19, en me glissant entre deux vagues du virus. Le débat public représentatif et sans issue dont les libertés individuelles sortent rarement gagnantes. Les susceptibilités de la scène parisienne, qui transforme les meilleurs esprits en chefs de clan. Et surtout, de manière confuse mais déterminée, je fuis une société devenue trop normée, où le citoyen est contraint par mille règlements et le consommateur par mille algorithmes, où l’expression est contrôlée et les comportements manipulées. J’ai l’intuition que le voyage à cheval perturbe cette mécanique de contrôle trop bien huilée, en y introduisant un aléa irréductible. Je veux voir si, comme le prétend Montaigne, (rien de noble ne se fait pas hasard. »
Gaspard Koenig
Notre vagabonde liberté
Page 18 et 19

Voilà toutes de bonnes raisons valables, mais je reconnais que je suis déjà parti pour moins que cela. C’était partir pour partir. J’ai contesté ma société à ma manière, aussi bien les institutions, mais aussi, les contestataires qui me côtoyaient, les fumeurs de pot, les hippies de fin de semaine. Il n’y avait pas beaucoup de personnes qui trouvaient grâce à mes yeux. Et puis un jour assis sur une roche, j’ai pensé moi aussi que : l’essentiel, c’est d’aller, et s’en aller. Puis, je suis parti avec mon mauvais sac à dos, mes guenilles, et mes grosses bottines de travail. Je suis parti à pied. Jamais il ne me sera venu à l’idée de partir à cheval. Le voyage, le déplacement, étaient devenus ma véritable nature, et le voyage aura durée 12 années, bien sûr sous diverses formes. L’aviation de brousse a fait parti de ce voyage. Mais, il y a eu aussi des déplacements difficiles, où j’ai souffert de la faim, de la soif, de la chaleur, du froid pour me retrouver comme Koenig à dormir sur le sol pour me réveiller au petit jour dans la rosée matinale, l’estomac vide. Ce qui n’est pas toujours agréable. J’étais une espèce de vagabond très libre. Je ne voyais pas comment il pouvait en être autrement. Dans l’aventure de Koenig avec Destinada, je me suis reconnu, même si je n’ai jamais possédé de cheval.

C’est un ouvrage qui m’a fait autant rêvé que plonger dans mes souvenirs. Je n’ai pas terminé, j’y reviendrai demain…

Merci Carmilla pour cette lecture

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Koenig c’est un type de la ville, il n’est pas né en campagne, lui qui avait fait des études supérieures, n’avait jamais planté un clou dans une planche, à plus forte raison dans le sabot d’un cheval, il fallut qu’il apprenne à faire des nœuds, coudre à la main des pièces de cuir, (mon grand-père était un virtuose dans ce domaine, il était habile et il y prenait plaisir). Il l’affirme lui-même qu’il ne connaissait rien à l’agriculture, ni des cultivateurs, ni de ceux qui vont s’établir à la campagne afin de changer de vie. Il aime le luxe, les grands voyages en avion, les beaux vêtements, les nouvelles techniques de l’information, les idées séduisantes, mais il est conscient qu’il lui manque quelque chose, qu’il y a un savoir qui lui échappe, qu’une inquiétude le hante. Il est assez lucide pour comprendre que cela ne va pas dans le meilleur des mondes, qu’il y a des personnes qui décrochent, quittent la ville, refont leur vie dans un domaine autre que celui pour lequel ils ont été formés. Que la zone de confort, c’est sans aucun doute confortable, mais qu’il y a d’autres dimensions dans la vie. Ce livre : Notre Vagabonde Liberté aurait bien pu ne jamais existé, Koenig aurait continué sa vie citadine, il ne serait jamais parti, et il aurait continué à rédiger des discours, des articles, suite à quelques enquêtes. Mais savez-vous que rédiger des discours politiques pour un ministre ignorant de son ministère, dans un domaine où votre ignorance est totale, cela peut vous amener à vous intéresser à des sujets qui ne vous ont jamais touchés. Si tu veux rédiger un bon discours, tu es mieux de bien potasser ton sujet, afin que ton ministre de patron ne se ridiculise face à son électorat. Même chose pour les hauts fonctionnaires qui étaient aussi ses clients. Et un jour, aussi incroyable que cela puisse paraître, voilà que Koenig se réveille, en se demandant : qu’est-ce qui ne va pas en agriculture? Pourquoi le modèle productivistes vident les villages, tuent les petits commences, par la fait même, ce que l’on nomme péjorativement les petits métiers? Pourquoi, les producteurs agricoles ne font pas leurs coups de productions? Pourquoi les cultivateurs se suicident?

Au moins, les mains pleins de pouces, est allé voir, pas en avion, ni en TGV, mais à cheval, comme Montaigne. Comme il l’évoque, il est bien de connaître les livres, mais il est encore plus impératif d’en sortir. Il y est allé, par le chemins de travers avec son cheval. Il est allé à la rencontre de ceux qui ne font pas les pages des journaux, qui passent rarement à le écran, et qui sont oubliés une fois qu’on a fermé la lumière. Il a eu le courage de ces opinions qu’ils l’on transformé pour sortir sur le terrain. Monsieur Koenig a trouver cela très formateur, parce que ce qui compte dans le voyage, c’est la rencontre, et quoi de mieux pour faire des rencontres qu’un cheval. Tu ne rencontre pas le même genre de personne dans un avion, que dans le fond d’une écurie, où sur le bord de la route. Lorsque ton auto tombe en panne, vous allez chez un garagiste; lorsque ton cheval se blesse ou tombe malade, il faut trouver un vétérinaire, mais pas n’importe quel vétérinaire, parce que prodiguer des soins à un cheval c’est une spécialité. Tu ne traites pas un cheval comme tu soignes une vaches à bœuf. Ton cheval est malade ou blessé et tu es seul dans la campagne, il faut que tu trouves. C’est à ces genres de problèmes auquel que tu vas être confronté. Combien d’autos que j’ai sorties des fossés avec mon tracteurs après une sortie de route en hiver dans des conditions périlleuses? Koenig a appris beaucoup. Il a constaté qu’on n’enseignait pas tout dans les grandes écoles, surtout la débrouille…

Merci Carmilla, bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Gaspard Koenig aime bien se remettre en cause.

Je crois qu'il combat aujourd'hui la bureaucratie (avec un projet: diviser par 100 le nombre de normes et réglementations) et qu'il vit à la campagne, dans l'Ouest de la France, et se préoccupe d'écologie.

Je ne peux pas dire que je partage toutes ses idées (notamment en économie et politique étrangère) mais il fait du moins réfléchir.

S'agissant de l'agriculture dans les pays riches, c'est devenu un énorme problème. Ils sont incapables de supporter la concurrence des pays en voie de développement. Je lisais ainsi, hier, que l'Ukraine vendait 1 kg de poulet en France pour 3 euros. Et le Brésil offre un prix encore plus bas. Mais le prix de revient (donc sans marge) du kilo de poulet en France est d'au moins 7€. On va dire que le poulet ukrainien ou le poulet brésilien sont de basse qualité mais ce n'est pas sûr du tout.

A partir de ce constat (valant pour une multitude de produits), on peut se demander si ça a un sens de financer l'agriculture européenne à grands coups de subventions et barrières douanières. C'est même injuste parce que ça revient à freiner, voire empêcher, le développement économique des pays défavorisés. N'oublions pas que les pays d'Amérique Latine ou d'Afrique, ou l'Ukraine, ont un regard exactement inverse du nôtre sur notre politique agricole. Elle est considérée comme une manifestation de notre égoïsme: les pays pauvres, on déclare vouloir les aider mais, en réalité, on fait tout pour qu'il n'en soit rien. Maintenant, on ne veut plus de poulet ukrainien en France. D'accord, mais qu'on m'explique comment le pays peut financer la guerre !

Est-ce qu'on peut s'entêter dans le protectionnisme ? Dans l'industrie, les barrières ont largement cédé. Pour l'agriculture, plutôt que de subventionner des productions de toute façon non compétitives ne vaudrait-il pas mieux verser directement les subventions aux propriétaires des exploitations non rentables pour favoriser leur reconversion ? Parce que c'est cela le problème: l'agriculture dans les pays riches, elle ne va pouvoir subsister que sur certains créneaux spécialisés.

Je sais que mes propos peuvent faire hurler mais ce ne sont que mes petites réflexions et je ne suis évidemment pas compétente.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Le fossé de Roseline…

Ça y est, les cultivateurs sont sortis avec leurs tracteurs. Ils manifestent contre l’administration. Ils dénoncent la paperasserie, les normes, les règlements, le temps consacrer à remplir des formulaires, les manières de faire, ils en sont même arrivés à remettre en question le modèle de production : (productivisme). Je ne suis pas surpris des événements qui se déroulent autant en France qu’en Allemagne. Là les CRS n’ont pas à faire avec les gilets jaunes avec leurs feux de pneus et blocage d’autoroute. Ça ne prends pas beaucoup de tracteurs pour bloquer un périphérique autour de la capitale. Les CRS ne feront pas le poids et Attal n’aura d’autre choix que non seulement de les écouter, mais de trouver des solutions. Et, ça presse!

Pourquoi j’évoque le fossé de Roseline, c’est parce qu’elle est très informée sur ce qui se passe en province comme elle le mentionne à sa manière directe, lors d’un déjeuner dans La Meuse en compagnie de l’auteur. Elle lui pose cette question :

« J’aimerais vous demandez quelques-chose, dit-elle posément, en me regardant droit dans les yeux.

Vous vivez entre Londres et Paris, vous écrivez pour la presse nationale, vous fréquentez des gens haut placés…

Ne trouvez-vous pas qu’il y a un fossé entre nous et vous? »

Koenig ne s’attendait par à tomber sur une septuagénaire aussi directe et coriace. Cependant, il est honnête.

« J’ai le sentiment que je ne peux rien répondre à Roseline. Tout ce qui sortira de ma bouche sur le sujet se retournera, contre moi. Je bafouille. »

Roseline de reprendre :

« S’il vous plaît, continue Roseline qui poursuit une idée bien précise, dites-leur. Dites-leur qu’on vit bien en province – j’ai bien dit province, le mot me plaît. Bien sûr nous avons nos difficultés, dont les Gilets jaunes se sont fait l’écho. Mais on vit bien. »

J’ai retrouvé ce succulent dialogue entre les pages 326 et 329 de: Notre Vagabonde Liberté.

Nous ignorons de quoi sera fait nos rencontres en voyage. Koenig venait d’en faire une solide. Il aurait pu passer sous silence cette rencontre, mais il ne l’a pas fait et c’est tout à son honneur.

Il y a toujours eu un fossé entre la ville et la campagne, entre les bouseux et les citadins. Méfiez-vous de la colère du juste.
Roseline résume ce que je sais depuis des décennies comme un certain malaise dans la société.

Bloquer un périphérique c’est une chose; couper le ravitaillement s’en est une autre! À ce chapitre, l’Histoire de Paris est évocatrice.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je suis très réservée concernant ces clivages que l'on introduit dans la société: entre les villes et la campagne, les citadins et les bouseux, les Parisiens et la province.

C'est très marqué en France où on entretient une animosité générale envers "les Parisiens", tous supposés être arrogants et ignares des réalités du terrain.

Mais ce ne sont que des préjugés et fantasmes que l'on se plaît à entretenir. La finalité, c'est de rejouer cette dialectique du maître et de l'esclave déjà évoquée. Le bouseux veut être reconnu par le Parisien, il veut devenir le maître.

Mais je récuse cette idée d'un "fossé" entre les groupes sociaux. Ca relève d'un unilatéralisme dangereux parce qu'intolérant. Mais en fait, les bouseux ont autant à apprendre des citadins que les citadins des bouseux.

Et puis, on a trop tendance à se vivre comme le bouseux d'un autre. Moi-même, quand j'étais adolescente, j'ai cédé à la facilité de me vivre comme "ukrainienne", c'est-à-dire comme une super-bouseuse à Paris. Je ruminais donc des sentiments d'infériorité. Je crois que j'ai heureusement réussi à dépasser ça. Et vous-même, quand vous dites que vous êtes un bouseux, ce n'est qu'une manière de rejeter ce statut.

Quant à la contestation paysanne en France, elle semble, aujourd'hui, s'être largement calmée. Le grand non-dit, c'est que ça s'est largement fait sur le dos de l'Ukraine: forte limitation des importations de volailles, sucre et blé ukrainiens.

On ne dit pas non plus que ça revient à une perte de pouvoir d'achat pour le consommateur français. Tant pis s'il va subir une hausse des prix. Parce que c'est un peu ça la question d'avenir. Chacun voit, bien sûr, midi à sa porte mais est-ce vraiment une démarche sensée sur le plan purement économique. C'est sûr que, quand la guerre sera terminée, l'Ukraine sera en mesure, grâce à sa superficie importante et sa faible population, d'inonder l'Europe de produits agricoles bon marché. Y faire opposition serait probablement une grave erreur.

Ne m'en veuillez pas de mes formulations sans doute abruptes.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Il appert qu’on n’efface pas une réalité à coups de fantasques encore moins les préjugés, mais devant ce fossé ouvert la réalité demeure entière. Que se soient vos propos, ou ceux de Roseline, et encore plus ceux de Koenig, ce différentiel existe partout dans le monde à différents niveaux. Je l’avais remarqué que c’était plus intense en France. Je l’ai moi-même vécu tout au long de mon existence, et soyez sûr que je suis très fier d’être un bouseux.

Le bouseux veux devenir le maître; mais il n’a pas besoin de le devenir, il est le maître! Il possède une autonomie que les citadins de possèdent pas. Et puis, nous pouvons pousser le bouchon plus loin et cela sans exagérer, nous pouvons faire s’écrouler le système en s’endettant un peu plus. De toute façon, c’est bien parti pour ce faire. Alors les Gouvernements sont prudents sur ce sujet. On peut fermer les campagnes, ça ferait cela de moins à financer pour les Gouvernements. Importer ses produits agricoles pour faire manger les citoyens des villes. Mais, ce qu’on a tendance à oublier, c’est que l’agriculture, c’est un savoir qui s’apprend sur du temps long, se sont des manières de faire, que tu apprends souvent sur le tas, pas toujours avec des résultats heureux. Si tu es né sur une ferme, tu as déjà plusieurs longueurs d’avance.

Ce qui fait que le secteur agricole pour la Communauté Européenne, cela a été et reste toujours un gros un gros problème. Mais au sujet de la France au niveau des denrées agricoles, elle exporte plus qu’elle importe. Ça reste dans le positif. C’est un savoir que la France ne peut pas se priver. C’est sûr qu’une bouteille de vin français vaut plus cher qu’un bouteille de Roumanie, ou même du Portugal ou des l‘Espagne. Et dans ce domaine comme dans bien d’autres, La France possède un savoir. Qu’un fromage français se vend plus cher qu’un fromage polonais, c’est une réalité.

Je ne serais pas surpris qu’on a tordu les bras de Viktor Orban avec les subventions agricoles!

Ce qui demeure une épreuve entre les producteurs européens et les Ukrainiens. Pour la solidarité, on repassera, des petits Orban vous en avez en réserve en Europe. Ceux qui tètent les mamelles des subventions européennes, et qui après vont lécher les souliers des russes style Orban, vous vous devez de les avoir à l’œil. Il est clair que si les ukrainiens sortent de cette guerre victorieux, et (je dis bien victorieux), pour la suite du monde cela ne signifiera pas la fin des négociations et des ententes avec l’Europe. Se sera un autre processus, qui je ne vous l’apprend pas, sera souvent difficile.

Et si les ukrainiens sortent victorieux de ce conflit, se sera une bande de bouseux qui auront vaincus, et ça me ferait grandement plaisir!

Vos formulations sans doute abruptes...mais non, cela fait parti du débat d’émettre des opinions, de ne pas être d’accord, ça stimule l’imagination et surtout le plaisir de débattre dans une sérénité pas toujours apparente. Ce qui à mes yeux est tout à fait normal.
Merci des vos commentaires Carmilla et bonne fin de journée.

Richard St-Laurent, toujours bouseux et fier de l’être!